Hier soir c’était un grand, un immense ouf de soulagement.
Mais la situation politique est extrêmement tendue, et je suis assez scié de voir une partie de la gauche, et en particulier LFI, crier victoire comme si ça avait été un raz-de-marée et comme si « Les Français » avaient voté en masse pour le NFP et ses 150 propositions.
Mélenchon, Panot, Bompard, Trouvé et consorts, il va peut-être falloir respirer, se calmer et regarder la situation avec la tête froide et avec un peu d’humilité et de responsabilité.
Depuis hier soir, LFI réclame qu’on confie le pouvoir au NFP pour qu’il applique « tout son programme », et ce matin Manuel Bompard a affirmé le torse bombé qu’il n’y a « pas de négociation possible » sur ce programme.
Si ça ne tenait qu’à moi, je serais tout à fait OK, j’irais même encore plus loin sur certains points, notamment sur l’écologie.
Mais enfin quand même, il y a un truc qui s’appelle la réalité et avec lequel c’est assez difficile de négocier.
La réalité, c’est que l’Assemblée nationale est divisée, et que la gauche elle-même est profondément fracturée sur des points très nombreux et cruciaux.
La réalité, c’est que le NFP est le premier des trois blocs à l’Assemblée nationale, certes, mais qu’il est beaucoup plus loin de la majorité absolue que ne l’a été le camp macroniste ces deux dernières années (alors qu’il est bien plus hétérogène que ne l’est devenue la macronie).
Mélenchon s’imagine peut-être qu’il va pouvoir gouverner avec 180 député(e)s dont 106 se méfient de lui et ne veulent PAS de lui comme Premier ministre? Il a le droit de fantasmer là-dessus (c’est agréable de fantasmer), et même de se palucher s’il le veut (c’est agréable aussi).
Mais la réalité c’est que si le NFP veut gouverner seul, il ne sera pas soutenu par Ensemble (surtout si c’est un LFI à la tête du gouvernement, là ce serait un grand écart à se déchirer les adducteurs). Les député(e)s d’Ensemble savent qu’il y aura très bientôt de nouvelles élections législatives (au plus tard en 2027 après la prochaine présidentielle), et que leur électorat ne leur pardonnerait pas d’avoir mis Mélenchon et LFI au pouvoir.
La réalité, c’est qu’un gouvernement réduit au NFP serait donc condamné à l’inaction (au-delà de quelques décrets mineurs), car il n’aurait pas la majorité pour faire voter quoi que ce soit, ou à utiliser en masse le 49-3 (et là il tomberait à la première motion de censure).
Comme disait Lénine, « les faits sont têtus« : la gauche ne peut pas gouverner seule. Je sais que c’est difficile à entendre pour LFI, mais en l’état actuel des rapports de force, la gauche ne peut pas gouverner seule, c’est aussi simple que cela.
Sur le plan arithmétique, une majorité relative Ensemble + LR + divers droite + éventuellement quelques débauché(e)s de l’aile gauche du PS aurait peut-être plus de chances de tenir… mais guère plus.
L’option à mon avis la plus crédible et la moins fragile dans la durée, c’est un compromis entre le PS, EELV, les divers gauche, les LFI dissidents, et la fraction centriste d’Ensemble (et peut-être même, soyons fous, de rares LR qui ont encore quelques onces de gaullisme dans leur ADN politique, des espèces de réincarnations de Philippe Séguin). Avec à sa tête, peut-être, une personnalité de la « société civile », comme l’a évoqué Marine Tondelier.
Je sais bien que ça sent la tambouille social-démocrate et la « République des partis », ça donnerait un gouvernement bancal et fragile, mais au moins il pourrait peut-être gouverner plus à gauche que depuis 7 ans, en comptant sur des soutien au cas par cas, sans être renversé à la première motion de censure. C’est le meilleur qu’on puisse espérer à court terme, en tous cas c’est infiniment mieux que ce que j’avais craint dimanche soir dernier.
N’oublions pas que ces élections législatives ne sont pas les dernières de l’histoire politique de la France, et que les prochaines auront lieu dans deux ans au plus tard. Hier, la plupart des député(e)s entrant(e)s du NFP ont AUSSI été élu(e)s avec des voix d’électeurs et d’électrices de Ensemble, qui se sont résigné(e)s à voter pour le NFP, pour faire barrage au RN. Si LFI exige de gouverner à gauche toute et en appliquant « tout le programme » du NFP, et pire encore si elle y arrive, ne serait-ce que pendant quelques semaines ou quelques mois, beaucoup de ces électeurs et ces électrices du centre ne feront pas barrage la prochaine fois. C’est déplaisant, mais c’est comme ça. Bienvenue dans la réalité où on a tellement laissé les problèmes empirer qu’il n’y a plus que des solutions de mer.de.
Je n’ai pas une sympathie débordante pour les idées de Raphaël Glucksmann et pour le PS, mais hier soir il me semble que c’est lui qui a eu les mots les plus juste à gauche: « Il va falloir se comporter en adultes responsables ». On peut rêver à ce que ferait une vraie gauche qui aurait les mains libres pour gouverner, mais la vérité c’est qu’on en est loin. Or il faut bien gouverner, et gouverner efficace et juste, parce que sinon le tube de l’été 2027 risque d’être signé « Marine et Jordan »
Dans tous les cas, on va avoir un gouvernement faible, qui va être empêtré dans des tractations permanentes, et on va donc donner au RN des arguments pour dire ad nauseam qu’il est la seule alternative face au « Front républicain de la honte » qui lui a volé sa victoire (« ouin ouin, on a empêché les Français de voter pour nos candidats racistes et/ou neuneus »).
Et ça c’est le deuxième point qui m’inquiète beaucoup: le danger RN n’a pas été définitivement écarté, il a été seulement repoussé, remis à plus tard. Prenons bien conscience du fait que ce parti est aujourd’hui le premier de France, qu’il est passé de 4 millions à 12 millions d’électeurs et d’électrices en seulement deux ans, et de 8 à 126 député(e)s (143 avec ses alliés ciottistes), en seulement 7 ans! Alors la gauche ferait bien de ne pas trop la ramener en disant qu’il est dans le camp des perdants. Et si on est plongé dans une crise institutionnelle interminable, et si la gauche ne prend pas la mesure de certaines réalités, on n’a fait que repousser l’échéance.
Bref, on a échappé au pire, mais il n’y a pas de quoi sauter au plafond. La situation est instable et reste très inquiétante à moyen terme.
Au final, la tonalité du jour pour moi, ce n’est pas « I see a darkness » (j’avais prévu de partager ce soir cette chanson glaçante de Bonnie « prince » Billy, finalement je vais la remballer), mais « Allegro ma non troppo ». Spoiler pour mon partage de ce soir 😉