Voici l’une des chansons les plus saisissantes de Gérard Manset, pourtant coutumier du fait. Longue de 6 minutes et 30 secondes, hallucinée côté paroles autant que côté musique, elle est l’un des sommets de sa discographie, qui pourtant trône déjà en haute altitude.
Sortie en 1982 sur l’album du même nom, « Comme un guerrier » semble à première vue être une plaidoirie acérée contre la guerre – en quelque sorte la version musicale du film de Dalton Trumbo « Johnny s’en va-t-en guerre » . Le texte la décrit de façon brute, dans toute sa cruauté (un mot qui vient d’un mot latin signifiant « chair » ): « Comme un guerrier / qui perd son bras, / son œil au combat » ).
Mais au-delà de cette évocation de ce qu’est la guerre pour celles et ceux qui la subissent de plein fouet, il me semble que ce que ce décrit « Comme un guerrier », c’est aussi et surtout une métaphore de la vie comme un combat inlassable et tragique, dont on sait dès le départ qu’il sera perdu. Manset se montre ici fasciné par les combattants défaits, injustement abandonnés et trahis (« Alors t’as perdu la guerre / et l’indienne est partie / Elle a jamais vu la mer / Tu lui avais promis / Elle en a marre de la misère / Elle voulait voir les lumières / Elle voulait voir les lumières de la ville » . Le guerrier a beau se bagarrer du mieux qu’il peut, avec tout le courage et toute la force dont il est capable, avec l’énergie du désespoir parfois, il est promis à la défaite.
Ces temps ci c’est une impression que je ressens souvent: je me démène, je lutte, je me fatigue, mais le peu que j’arrive à bâtir me paraît si vain, et reçoit si peu de soutien, et surtout si peu de reconnaissance. Ce n’est pas la guerre, bien sûr, mais ça a quand même le goût âcre de la défaite, et moi aussi je me sens souvent découragé et « les ailes brisées » .
Dans cette chanson démente de Gérard Manset, le spectacle de la défaite peut être déchirant, comme dans ces mots sur l’épuisement du combattant (« Alors, tu te sens si vieux, / la main devant les yeux / Le mal te guette / Sous le million d’étoiles, / tu pleures, / tu pleures sur le sac de toile » ), ou dans cette glaçante évocation de la survenue implacable de la mort: « Tu resteras seul, / avec des mouches plein la gueule, / les semelles collées / Tu sentiras dans ton dos / glisser les anneaux / du serpent froid » .
La musique qui accompagne ce texte est d’une intensité folle, avec des notes stridentes martelées au piano, des décharges de guitares électrique et de cordes ascendantes… Dans la dernière minute, une guitare électrique se contorsionne comme si elle se tordait de douleur en agonisant, tandis qu’un vibrato de violons et quelques accords pleins de gravité d’une autre guitare électrique lui forment une sorte de linceul musical. À part « The end » des Doors, je connais peu de chansons qui se finissent dans une ambiance aussi impressionnante, glaçante et hypnotique…
« Comme un guerrier
condamné, condamné
Avec son œil de verre
mangé par les vers
Percé de flèches empoisonnées
Condamné, condamné
Avec les ailes brisées »