Jeff Buckley – « Hallelujah »

Cette merveilleuse chanson fait partie de celles qui, pourtant écrites à l’origine par un monstre sacré de la musique (en l’occurrence Leonard Cohen en 1984), sont devenues vraiment célèbres à l’occasion d’une de leurs reprises.

Et quelle reprise!

Placée en plein coeur de l’unique album publié par Jeff Buckley de son vivant (« Grace » , 1994), et qui est l’un de mes dix préférés tous genres confondus, « Hallelujah » est à mon avis bien supérieure à la version originale de Leonard Cohen, qui en comparaison me paraît un peu poussive, ampoulée et même pompeuse (notamment dans les refrains chantés par des choeurs féminins). Là où Leonard Cohen lance les mains vers le ciel avec un soupçon de grandiloquence (en hébreu, « Hallelujah » signifie « Louez le Seigneur » ), Jeff Buckley s’adresse à lui (ou à elle, on va le voir) en tremblant, vulnérable et à fleur de peau, mais aussi frémissant de désir.

Alors que dans la création de Leonard Cohen la chanson était une prière, ambiguë certes, mais une prière quand même, Buckley s’inscrit dans les pas d’une première reprise de John Cale (celle qui figure dans « Shrek » ), dans laquelle apparaissent des couplets que Cohen avait écrits, mais finalement pas insérés dans sa chanson.

Le détail est d’importance, car ces couplets subvertissent les références bibliques et font de « Hallelujah » un hymne à la femme adorée et à l’amour physique qui les unit. Ici la chanson est (re)construite comme la lente avancée vers l’orgasme (« Remember when I moved in you » ), depuis des préliminaires d’une douceur infinie, en passant par une alternance d’accélérations et de ralentissements, de flux et de reflux, de va-et-vient, ces ébats étant subtilement évoqués par la succession des montées et des descentes dans la mélodie.

Jeff Buckley a exactement la voix qu’il faut pour interpréter « Hallelujah » en ce sens. J’ai déjà utilisé, pour un autre artiste, l’expression « faire l’amour avec sa voix » : elle lui va comme un gant (j’y reviens).

Au-delà de ce changement de signification, si je préfère la reprise de Buckley à l’original, c’est aussi en raison de l’accompagnement qu’il a choisi, beaucoup plus dépouillé, beaucoup plus tranchant: il n’a autour de lui que des guitares cristallines, qui alternent entre des arpèges clairs et de brefs cris (par exemple à 0’43), et qui donnent l’impression que le chant est presque a capella.

Je préfère largement cette ambiance intimiste, ce dialogue en face à face, les yeux mi-clos dans les yeux mi-clos, avec l’objet du désir, cette déclaration d’amour enfiévrée mais délicate (cf. le souffle que l’on entend brièvement au tout début du morceau).

Et puis il y a la voix, divine…

Je sais bien que celle de Leonard Cohen, grave et mâle comme c’est pas possible, a fait se pâmer des générations de fans énamourées (j’en connais plusieurs).

Mais pour ma part, je suis infiniment plus sensible à celle de Jeff Buckley. Comme dans tout l’album, il l’utilise de façon phénoménale, l’emmenant dans tous les registres imaginables. Limpide et nette sur tout le morceau, elle est le plus souvent d’une délicatesse respectueuse, mais ça et là elle prend soudain une ampleur et une puissance étonnante (par exemple à 2’03 sur le « She tied you to her kitchen chair » , ou à 5’16 sur le « It’s not a cry that you hear at night » ). Et lorsqu’à 6’10 elle s’engage dans une ligne de chant céleste de 23 secondes, on voudrait bien que ça ne finisse jamais.

Lorsque j’ai chroniqué « Grace » (la chanson) au cours de mon année en musique, j’ai écrit que c’est un album qui porte parfaitement son nom, car Jeff Buckley a bien été touché par la grâce en le composant et en l’enregistrant.

Si je n’avais pas partagé « Hallelujah » pendant cette année, bien que je l’aime beaucoup, c’est peut-être parce que je l’ai trop entendue, jusqu’au centre commercial. Je me réjouis vraiment que « Hallelujah » ait fait découvrir et aimer Jeff Buckley au grand public. Elle a été jouée à l’Église pour le mariage de mon petit frère, et beaucoup de gens ont prévu qu’elle le soit à leurs funérailles. Sur YouTube j’ai même vu ce commentaire assez drôle: « If this song isn’t playing at my funeral… I’m not going. » Bref, c’est LA chanson qui a fait la célébrité de Jeff Buckley.

Mais à chaque fois que je réécoute « Grace » en entier (assez souvent), je me dis que « Hallelujah » n’en est pas la meilleure chanson. C’est dire le niveau du reste: si vous n’avez jamais écouté cet album, faites-le d’urgence!

« I used to live alone before I knew you

I’ve seen your flag on the marble arch

But love is not a victory march,

it’s a cold and it’s a broken hallelujah »

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