Peter Gabriel – « Digging in the dirt »

Lorsque Peter Gabriel sort en 1992 son sixième album studio, « Us », il est un homme installé dans le paysage mondial de la musique, doté d’une image prestigieuse à la fois pour son oeuvre, pour son travail de producteur, à travers lequel il a fait connaître nombreux artistes de tous les continents (par exemple l’ougandais Geoffrey Oryema, dont j’adore le disque « Exile »), et aussi pour ses engagements dans la politique et l’humanitaire. Il fait alors partie des chanteurs à qui les grands médias aiment tendre un micro (Internet n’existait pas à l’époque…), et que l’on écoute avec attention.

Musicalement, ce disque va d’ailleurs être considéré par beaucoup de critiques comme un chef d’oeuvre.

De fait, « Us » est un disque extrêmement sophistiqué et soigné, justifiant la réputation de maniaque du studio dont est gratifié « Pete Gab ». La liste des musiciens crédités est impressionnante: elle compte 40 personnes (!), issues de toutes les traditions musicales ou presque. Mais que dire de l’étonnante variété des instruments utilisés sur l’album? On y entend guitares, basse, batterie et batterie électronique, claviers et synthétiseur, mais aussi une foule d’instruments dont certains me sont inconnus: harmonica, cuivres, dobro, mandoline, surdu, violon, violoncelle, cornemuse, doudouk, saxophone ténor, saxophone baryton, trombone, valiha, flûte turque (ney), flûte mexicaine, triangle, maracas sénégalais, percussions, djembé, Chapman stick… L’enregistrement de « Us » dans les studios Real world, situés dans le manoir de Peter Gabriel, semble avoir ressemblé à une arche de Noé musicale.

Septième chanson de l’album, « Digging in the dirt » est un single improbable, d’abord parce qu’il est assez long (5’28), mais aussi parce que Peter Gabriel ne s’y dépeint pas en présentant son meilleur profil et en prenant la pose: tout au contraire, il parle de lui-même et de ses erreurs sans concession, avec un regard lucide et intransigeant.

Depuis que je suis jeune adulte, je suis très intéressé par la psychologie et j’ai fait plusieurs tentatives de psychothérapie. La dernière, entamée il y a huit ans, alors que j’étais en train de sombrer dans une dépression terrible, a été la bonne – il faut dire que cette fois-ci j’étais vraiment motivé, car j’avais compris qu’il en allait de ma survie et de celle de ma famille.

Ce que j’ai appris de cette aventure, c’est que pour se dépêtrer autant qu’on le peut de sa souffrance, il faut commencer par faire un peu de clarté sur elle, par fouiller dans la gangue de ses émotions passées et présentes.

Forcément, cela conduit à littéralement remuer la merde en soi, à touiller un gros, un sale, un encombrant et un angoissant paquet de merde.

D’abord ça a quelque chose d’humiliant et de traumatisant, mais au bout d’un moment on se rend compte que c’était un passage obligé, et qu’une fois que c’est fait (enfin une fois qu’on s’est un peu délesté), le trouble en soi peut enfin commencer à se décanter, et on peut commencer à ne plus être totalement terrorisé par son ombre et par ses émotions, à avoir un peu d’empathie pour soi-même.

Dans une autre chanson de l’album (« Blood od Eden » ), Peter Gabriel décrit très justement le point de départ ce chemin: « I caught a sight of my reflection / I caught it in the window / I saw the darkness in my heart / I saw the sign of my undoings / They had been there from the start » .

C’est cette idée que développe « Digging in the dirt » , de façon méthodique et implacable. Peter Gabriel commence par y constater son côté sombre (« Something in me, dark and sticky » ). Lorsqu’il se fait accusateur (« This time you’ve gone too far / I told you, I told you, I told you, I told you » ), c’est à lui-même qu’il se fait des reproches. Et dans le refrain, Peter Gabriel illustre l’un des principaux bénéfices d’un véritable travail d’introspection: la capacité à se montrer sensible et vulnérable, à s’abandonner, à demander humblement de l’attention, de la compréhension, de la compassion et du soutien (« Digging in the dirt / Stay with me, I need support » ).

La leçon de ce texte est simple, puissante et magnifique: aucun lien véritable avec autrui (oui, aucun, j’en suis convaincu désormais) ne peut exister si on n’est pas à peu au clair avec soi-même, avec ses failles et avec ses zones d’ombres. Si on ne l’est pas, tant qu’on ne l’est pas, on n’est qu’un personnage qui joue des rôles (le père parfait, le conjoint prévenant, le gendre idéal, le collègue sympa, le voisin serviable…), mais qui au plus profond reste englué dans son bourbier, et qui entraîne ses proches dans son propre désastre.

Musicalement, « Digging in the dirt » est un condensé de ce que Peter Gabriel a voulu réaliser sur ce disque, en s’appuyant sur son expérience de producteur au sein de Real world. On y retrouve une osmose détonante entre le rock progressif, la pop et les sonorités variées et chaudes issues de la world music (notamment les percussions tribales).

Sur les couplets, la rythmique est pêchue et chaloupée, la ligne de basse est lancinante, les guitares griffent, et le chant est rauque et rageur comme aux plus belles heures de « Shock the monkey » .

Rompant subitement avec ce rythme et ces orchestrations, le refrain offre une oasis et un magnifique répit: la guitare y est cristalline, et la voix de Peter Gabriel se fait tout à coup aussi douce et caressante que dans les balades poignantes qu’il avait composées sur son précédent album (« Don’t give up » et « Mercy street » ), et qui me bouleversent à chaque écoute, toujours, toujours, toujours.

Creuser dans la crasse, c’est se donner une chance de tomber sur une pépite – une chanson, ou de l’amour.

[Comme souvent, j’ai écrit cette chronique bien avant de la publier aujourd’hui, et je l’ai relue et retouchée de temps en temps. Il se trouve que je viens d’avoir un échange avec une personne qui se bat contre la dépression, avec des hauts et des bas: alors ce soir je partage « Digging in the dirt » , pour elle. Courage, on pense à toi.]

« Stay with me, I need support« 

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