« Mes bras » (Alain Bashung)
J’ai déjà partagé plusieurs joyaux de « L’imprudence », l’avant-dernier album studio d’Alain Bashung, le plus inouï à mon avis. Dans ce disque, je suis en admiration devant l’alliance entre une poésie éblouissante et une ambiance musicale sombre et grave, mais toujours surprenante, onirique, et même féerique parfois. Il n’y a aucun tube, même pas de chanson à proprement parler: la plupart des morceaux sont en réalité des divagations poétiques et auditives, aux rythmes lents et aux arrangements majestueux.
C’est typiquement le cas sur « Mes bras ».
Certains y voient une référence à l’héroïne, qui fut l’une des compagnes les plus fidèles d’Alain Bashung, malheureusement pour lui. C’est probablement très vrai.
Mais personnellement, je préfère l’interpréter aussi comme une longue (7’47) et impériale déclaration d’amour. Le texte oscille entre plusieurs constats désolés: celui d’une promesse de tendresse et de protection que l’on n’a pas su tenir (« J’étais censé t’étourdir / sans aviron sans élixir / J’étais censé te soustraire à la glu (…) J’étais censé te ravir / à la colère de Dieu (…) J’étais censé te couvrir / à l’approche des cyclones (…) J’étais censé t’extraire / le pieu dans le cœur / qui t’empêche de courir« ); celui de la fatigue à essayer de faire vivre un amour qui n’en peut plus (« Mes hélices se sont lassées / de te porter aux nues« ); celui de la solitude glaçante dans laquelle on se retrouve ensuite (« Les impasses, / les grands espaces, / mes bras connaissent / Mes bras connaissent / une étoile sur le point de s’éteindre« ); celui de l’angoisse qui parcourt l’échine (« La menace du futur / les délices qu’on ampute« ).
Tout cela est d’une beauté sidérale et renversante, d’autant plus que la voix de Bashung, spectrale, prend le temps de soupeser chaque mot.
Et que dire de la musique…
Ici la mélodie n’existe que sous la forme d’arrangements de cordes et de synthés aussi amples que lents, de gouttes de piano qui tombent du ciel, d’une basse légère et discrète, de grincements de guitare, de notes de cuivres si graves qu’elles semblent vouloir faire trembler la cage thoracique de quiconque les écoute… Au cours de l’enregistrement de cet album, Bashung a procédé à la manière de Mark Hollis dans la dernière période de Talk Talk, c’est-à-dire qu’il a laissé ses musiciens improviser, inventer des sons parfois incongrus et presque imperceptibles, et ensuite il les a assemblés, il les a ajustés, il les a fait ressortir les uns par rapport aux autres (et aussi par rapport aux silences).
Le résultat de ce travail de collage sonore est sidérant, si bien que pour vraiment profiter de toute sa richesse et de sa subtilité, il faut absolument écouter cette chanson au casque. On découvre alors que c’est une musique à la fois dépouillée comme une cellule de moine et luxuriante comme une jungle sauvage. À partir de 6′ environ, par exemple, on entend 35 secondes d’un quasi silence, qui installe une atmosphère d’une puissance et d’une intensité incroyables… et soudain le piano ressuscite brièvement.
Et c’est ainsi, sur ces notes claires et longtemps tenues par la pédale forte (celle-là même qu’Arthur Rubinstein appelait « l’âme du piano« ), que prend congé Alain Bashung, magicien des sons et des mots.
Merveilleusement magistral, magistralement merveilleux.
« Tu sauras où l’acheter, le courage »