Tori Amos – « Crucify »

Ce 25 novembre, c’est la journée internationale de lutte pour l’élimination des violences faites aux femmes.

À cette occasion, je partage à nouveau une chanson qui porte sur un thème qui me tient beaucoup à cœur, celui des violences conjugales. Mes très proches savent pourquoi…

L’album « Little earthquakes », paru en 1992, porte assez mal son nom: ce que Tori Amos y raconte, ce sont plutôt des séismes violents qui la percutent et la font chavirer émotionnellement.

Il faut dire qu’elle a subi un viol, dont elle parle dans la glaçante deuxième chanson de l’album (« Me and a gun » ), véritable exorcisme chanté a cappella.

Bien avant cela, elle avait déjà vécu une enfance rigoureuse sous la férule d’un père pasteur méthodiste, ce qui a fait d’elle une jeune femme fragile et complexée, tenaillée par des velléités de révolte qu’elle ne parvient pas à libérer à cause d’un intense sentiment d’anxiété et de culpabilité. C’est le sens des cinq premiers vers, tout à fait saisissants: « Every finger in the room is pointing at me / I wanna spit in their faces, then / I get afraid of what that could bring / I got a bowling ball in my stomach / I got a desert in my mouth. » Avec cette chanson, Tori Amos dresse une critique virulente et sans appel du dogmatisme religieux, et de la répression des émotions et des désirs qui en découle (« God needs another victim » ).

Lorsque j’ai découvert cette magnifique chanson, je ne savais pas ce que Tori Amos avait subi, mais j’ai quand même été profondément marqué par ce texte, par ce lyrisme, par la séduction de cette superbe rousse, par cette voix qui s’envole comme pour échapper au pire (évoquant alors Kate Bush), et surtout, surtout, par cette formule effroyable, « crucify ourselves » .

Encore aujourd’hui, je me dis que c’est une chanson qui décrit parfaitement ce qui hante les gens qui, comme moi pendant si longtemps, sont leur propre pire ennemi. À force d’être surveillé et molesté en permanence par une petite voix intérieure sans pitié qui dit qu’on n’est pas comme il faut, qu’on est trop ceci et pas assez cela, qu’on est bourré de tares et de faiblesses à cacher à tout prix, qu’il n’y a rien de bon en soi, que les autres valent mieux que nous, eh bien on en arrive à se maintenir dans les chaînes, ou pire encore à se crucifier soi-même.

La plupart du temps, cette manière de s’accuser soi-même provient de l’enfance.

Mais différentes expériences de vie m’ont permis de constater qu’elle peut aussi être nourrie par l’oppression provoquée par un homme égoïste, pervers et manipulateur, qui démolit l’estime de soi de sa conjointe en la négligeant, en méprisant ses valeurs et ses aspirations, en la contrôlant, et pire encore en l’exploitant et en la violentant.

« Nothing I do is good enough for you » , tel est l’un des mantras maudits de la plupart des victimes de violences conjugales. Et c’est ainsi qu’elles se condamnent et se crucifient, jour après jour: « Every day I crucify myself » .

Beaucoup de ces victimes sont tellement abîmées et sous emprise qu’elles donnent l’impression d’être tétanisées, anesthésiées, dévitalisées, résignées. Tout juste ont-elles la force de mépriser en silence leur agresseur.

Heureusement, il y a parmi elles des femmes qui trouvent la force de ressentir qu’elles aspirent à autre chose (« My heart is sick of being in chains » ). Des enfants, des ami(e)s à qui elles peuvent confier leur détresse, un travail, des activités associatives et des hobbies dans lesquelles elles se réalisent et se sentent utiles et efficaces, etc., leur permettent de maintenir la conviction qu’elles ont de la valeur, qu’elles méritent d’être respectées et bien traitées – qu’elles méritent d’être heureuses, tout simplement.

Parfois, une rencontre amoureuse leur révèle à nouveau leur potentiel de joie, leur capacité à rayonner et à diffuser du bonheur autour d’elles, et elle leur donne le courage de s’extraire enfin de leur interminable cauchemar quotidien.

Généralement, quand l’agresseur se rend compte que sa chose va lui échapper, il devient fou de jalousie et il fait feu de tout bois pour l’empêcher de reprendre sa liberté, jouant de la menace, de la peur, des remords et des promesses tous azimuts. Les spécialistes des violences conjugales savent l’inventivité que les conjoints violents sont capables de déployer durant les phases du « cycle de la violence conjugale » qu’on appelle la « contrition » puis la « lune de miel » , c’est-à-dire les périodes où ils essayent de faire croire qu’ils vont changer, qu’ils vont devenir « une meilleure version de moi-même » , alors qu’ils sont encore à des années-lumière de comprendre l’extrême gravité et le caractère irréparable de ce qu’ils ont commis – s’ils le comprenaient vraiment, s’ils se rendaient vraiment compte du bourreau qu’ils ont été et qu’ils sont encore, s’ils mesuraient à quel point ils ont démoli leur compagne (et généralement aussi leurs enfants), ils rentreraient sous terre de honte, et jamais ils n’oseraient avoir l’obscénité de demander une « nouvelle chance ».

Mais de toutes façons, un tel conjoint pourra faire tous les « efforts » du monde, il y a des choses qui sont et qui resteront impardonnables et qui ne pourront jamais être effacées.

Et de toutes façons, l’expérience montre que la quasi totalité du temps, les pervers manipulateurs ne changent pas – en tous cas ils ne changent qu’en apparence, en surface, juste assez pour donner le change, justement. Si pour changer il suffisait d’un engagement ou d’une promesse (« Je vais changer »), et d’un peu de ténacité, ça se saurait. Le travail à mener est très long, et d’autant plus difficile, angoissant et douloureux qu’on a de nombreuses habitudes à abandonner, et des habitudes très problématiques. Dans le cas d’un joint pervers, ce n’est pas qu’un ensemble de comportements qu’il faut changer, c’est toute une personnalité, toute une éducation, et c’est aussi un arsenal de normes sociales intériorisées qu’il faut déconstruire (à commencer par celles qui structurent la domination masculine et patriarcale).

Quand son emprise est assez puissante, ou quand sa victime a peur pour ses enfants, le bourreau peut réussir à la « reconquérir » pour un temps, du moins le croit-il. Il faut beaucoup de temps et beaucoup de démarches pour s’extraire de cette emprise (sept démarches en moyenne avant un dépôt de plainte…) Mais si une femme reste ou retourne sous l’ombre d’un tel homme, elle enfonce chaque jour un peu profondément les clous de son propre cercueil.

Heureusement, même quand on a pris l’habitude de se crucifier soi-même, il est toujours possible de se déclouer et, comme le propose le chat Easter dont parle cette chanson, de réveiller ou de ressusciter l’oiseau dans la cage. C’est douloureux, mais c’est possible, et cela change la vie.

Le sourire flamboyant de Tori Amos en est la preuve. Cette chanson et cet album ont pour elle valeur de catharsis: grâce à sa créativité et son expressivité, elle a pu panser ses plaies et s’affirmer comme une femme pleine et entière, à la fois spirituelle et sexuelle.

Finalement c’est une bonne nouvelle que nous chante Tori Amos: il n’y a pas de malédiction, en tous cas la lucidité et le courage peuvent la dissoudre et rouvrir à la vie – et par exemple à l’allégresse de la danse, comme à la fin de ce clip. Il n’y a sans doute pas beaucoup de leçons plus importantes que celle-ci.

« I know a cat named Easter he says

«Will you ever learn?

You’re just an empty cage girl if you kill the bird» »

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