Ohia est un faux groupe: c’est le projet d’un chanteur américain, John Molina, né dans l’Ohio et mort à même pas quarante ans, la santé fracassée par la dépendance à l’alcool. Sa vie sociale était alors réduite à sa plus simple expression: un de ses amis a raconté que dans le téléphone cellulaire qu’on a trouvé sur lui le jour de sa mort, il n’y avait qu’un seul numéro enregistré, celui de sa grand-mère. John Molina fait partie de ces chanteurs dont la vie n’a été qu’un long chemin de croix à peine et vaguement égayé par la musique: « La composition, l’écriture et l’enregistrement me maintiennent à flot et m’épargnent ces moments de dépression qui me terrassent littéralement. »
À la fin des années 1990, John Molina a pris l’habitude de publier sa musique sous le nom de Ohia, parfois seul, parfois accompagné d’une formation dont la composition était à géométrie (très) variable – mais quoi qu’il en soit il était le seul compositeur, avec une inspiration venant notamment de Neil Young ou de Bonnie prince Billy.
Son style musical, lui aussi, était pour le moins changeant, à tel point que les critiques et les fans ont bien du mal à le classer dans une catégorie: selon les albums, il a été qualifié d’indie rock, de folk électrique, de alt-country ou de de « lo-fi » (pour « low-fidelity », une expression désignant des méthodes d’enregistrement « primitives » destinées à produire un son volontairement « sale », à l’opposé des sonorités aseptisées de la musique commerciale). Quoi qu’il en soit c’est presque toujours lent, épuré, dépouillé, voire austère. Même les sessions d’enregistrement étaient minimalistes, puisque les chansons étaient le plus souvent captées en une prise, rarement en deux.
Je ne connais pas la discographie de Molina, mais ses grands fans aiment à dire que l’album « Magnolia Electric Co. », le dernier qu’il a publié sous le nom d’Ohia, en 2003, est son meilleur. Un disque à l’image de ses douleurs et de ses brefs instants de lumière, le balancement entre ombre et lumière étant symbolisé par cette splendide pochette (la foudre qui s’abat, une chouette à la tête inclinée telle une pietà et dont l’oeil laisse s’écouler une larme discrète, une fleur de magnolia qui malgré tout se dresse fièrement…)
Dans le formidable « Almost was good enough », Jason Molina compose une musique qui ressemble à sa vie: morne, douloureuse, à l’os, et pour cela saisissante, avec une guitare électrique mais sèche, brutale et torturée, aux convulsions désolées et rageuses.
Quant au texte, il décrit de façon glaçante la sensation d’écrasement et d’épuisement qui saisit celles et ceux qui sombrent dans la dépression, la vraie, celle au tréfonds de laquelle la moindre étincelle de joie paraît inaccessible et la moindre petite action quotidienne exige un effort immense…
J’ai connu ça, et parfois j’en tremble encore.
En ce moment même, je connais quelques personnes qui sont plongés dans cet état qui les épuise littéralement, et qui les fait éprouver une grande colère contre eux-mêmes. Je pense à eux, très fort. Mes ami(e)s, je vous assure que de l’autre côté de la colline il y a des occasions de joie, et même d’une joie plus belle qu’avant, alors ça vaut le coup de ne pas jeter l’éponge. Tenez bon, et n’hésitez jamais à m’appeler si vous avez besoin de parler.
« It’s been hard doing anything
Winter’s stuck around so long
I kept trying anyhow and I’m still trying now »