Bill Fay – « Underneath the sun »

« Je préférerais voir ma musique disparaître pour de bon que de la voir circuler à travers une image mystique ou tragique. » C’est ce qu’a dit un jour ce musicien anglais né en 1943, qualifié par certains critiques et par sa petite cohorte d’aficionados de « joyau caché » … si bien caché, en effet, que je n’ai appris son existence qu’il y a deux jours, à l’occasion de sa mort! Si j’en juge par les morceaux que j’ai écoutés depuis, l’indifférence quasi totale qu’il a suscitée est particulièrement injuste, tant sa musique est délicate et vibrante.

Bill Fay a eu deux vies de musicien.

Dans la première, au tournant des années 1970, il a eu le temps de publier deux albums qui se sont très mal vendus. Exhumés en 1998 par un label spécialisé dans les rééditions (See For Miles, aujourd’hui disparu), ces deux disques relèvent du mystère, car bien qu’ils aient été enregistrés à quelques mois d’intervalle, ils sont extrêmement différents, comme si ce n’était pas la même personne qui les avait produits. Le premier contient des chansons folk, dans l’esprit de Nick Drake (mais avec des textes optimistes), et orchestrées de façon lumineuse et ouvragée, avec une profusion de cuivres. Le second est beaucoup plus sombre (son titre est « Time of the last persecution » , et au hasard des textes on tombe sur une référence à Adolf Hitler), et musicalement il semble préfigurer ce qui deviendra quelques années plus tard le prog-rock ou le rock psychédélique. D’un disque à l’autre, le Bill Fay glabre au regard droit a laissé la place à un homme christique, en plein crise mystique, à la barbe et aux cheveux hirsutes et aux yeux hagards…

À la fin des années 1970, le naufragé solitaire revient en studio, mais il faudra attendre janvier 2005 (35 ans plus tard!) pour que ces maquettes soient rassemblées dans un album, intitulé « Tomorrow, Tomorrow & Tomorrow. » Entre temps, Bill Fay aura travaillé comme gardien de parc, comme magasinier dans une poissonnerie, et il aura fondé une famille… De l’extérieur on peut appeler ça un purgatoire, même s’il n’est pas certain que cet homme l’ait vécu de façon douloureuse.

Quoi qu’il en soit, la véritable renaissance musicale de l’anglais date de 2012 et 2015, avec deux albums intitulés « Life is people » puis « Who is the sender » (on ne peut pas parler de come-back, car pour cela encore aurait-il fallu qu’il ait eu une heure de gloire). J’ai écouté ces deux disques et je les ai trouvés magnifiques. Comme l’écrit François Gorin, critique musical à Télérama et l’un des rares amoureux de la musique de Bill Fay, celui-ci y fait preuve à la fois d’une « totale absence de prétention » (dans l’une de ses chansons, il se décrit lui-même comme un jardinier, « entre les patates et le persil » ), et pourtant il dégage une « force émotionnelle » si intense que ce disque donne l’impression d’être « un long chant d’adieu » , une sorte de pierre tombale sonore. On y entend de hymnes à la beauté et au mystère du monde, humbles, courts et lents, d’un classicisme élégant, et très empreints de spiritualité chrétienne. « The healing day » sonne comme du Van Morrison, « The valley » comme du Bob Dylan de la période « Oh mercy » (celui que je préfère), « This world » comme du Bruce Springsteen, et le morceau que je partage ce soir comme du Brian Eno: à eux seuls, ces quelques cousinages disent assez à quel point ces deux disques sont hautement recommandables.

En 2020 viendra un nouvel et dernier album, « Countless Branches » , fait de dix morceaux qui sont, nous écrivait alors François Gorin, presque tous dans la nudité du piano-voix, avec parfois une guitare en sus, et dont on ne sait pas « s’ils proviennent d’ébauches anciennes jamais abouties ou de compositions récentes. Bill Fay, sa voix usée de vieux sage (…), ses accords d’enfant de chœur tâtant de l’harmonium dans la chapelle désertée, sa poésie trop élémentaire pour rivaliser avec cet autre champion du crépuscule que fut Leonard Cohen, Fay et sa musique réduite à presque rien, semble glisser sur un nuage qui va où le porte une brise à jamais bienveillante. Et tant pis si ça ne mène pas plus loin qu’un cercle d’oreilles attentives. » Je n’ai pas encore écouté cet album, mais en tous cas cette description m’incite à faire partie de ce petit « cercle d’oreilles attentives » – et je viens d’ailleurs de faire l’acquisition des trois derniers albums.

De tout ce que j’ai entendu de Bill Fay, le morceau qui m’a le plus ému est le « Underneath the sun » que je partage ce soir. C’est l’oeuvre d’un septuagénaire sans doute fatigué, mais qui a trouvé, on ne sait pas trop dans quoi (la religion sans doute, peut-être aussi une vie de famille tranquille), une sérénité qui semble à toute épreuve, un calme aussi profond et immuable que le fond d’un lac de montagne. Mais si ce morceau est paisible, l’émotion y déborde, avec cette litanie d’accords descendants de piano, ce titre répété maintes fois par lui-même et par des choristes aux voix éthérées, cette montée en puissance de l’orchestre qui culmine par des lignes poignantes de violoncelle…

Le texte, très émouvant dans sa simplicité, semble relater les observations d’un naturaliste attentif et respectueux des rythmes de la nature: « Birds are busy building nests in the tree branches / And all the squirrels are burying nuts before the winter hits » . Ces paroles sonnent comme un enchaînement de haikus presque enfantins, et elles se terminent sur une question existentielle: que faisons-nous donc ici-bas, quel est le sens de nos vies?

C’est splendide, et si vous ne connaissez pas plus Bill Fay que moi il y a deux jours, précipitez-vous, et laissez-vous tomber en amour pour cette musique si paisible qu’elle en est hors du temps.

« Why does this happen, and what have we done underneath the sun? »

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