Même si vous ne connaissez pas forcément le nom des groupes qui l’ont rendue célèbre, ni sa version originale par l’immense Nina Simone, vous avez forcément entendu au moins une fois cette chanson. En tous cas vous connaissez, j’en suis sûr, son célèbre riff, que l’on retrouve joué par différents instruments et placé en différents endroits du morceau selon les enregistrements.
>> En 1965, le groupe anglais The Animals en a donné une version rock, rapide et énergique, qui retranscrit bien le sentiment d’urgence qui commençait alors à tarauder une jeune génération, celle d’Elvis Presley ou de James Dean, avide de reconnaissance et de liberté.
>> En 1977, le groupe Santa Esmeralda a repris « Don’t let me be misunderstood » dans une improbable version salsa-disco, qui a notamment été utilisée par Quentin Tarantino dans « Kill Bill I ». A priori c’était assez imprudent d’envoyer un message personnel sur une ambiance festive, aussi casse-gueule peut-être que de placer un psaume sur du heavy metal ou de demander à Mireille Mathieu de chanter un hymne à la défonce et de fracasser sa guitare. De fait, je trouve cette version affreuse, et qui plus est interminable… Mais il faut dire que musicalement je n’aime ni le disco ni la salsa, alors le fait de les associer me paraît carrément pervers (j’ai toujours entendu les fêtards dire qu’avec les alcools il faut éviter les mélanges…)
>> En 1992, c’est au tour de Joe Cocker de s’y coller, avec son habituel style, un blues-rock assez soft. La voix rauque du chanteur anglais, plaintive dans les refrains, ainsi que le solo tempétueux de synthé, tirent le morceau du côté de la lutte individuelle pour la recherche de compréhension. Personnellement je n’aime pas trop, mais ça se défend, et en tous cas ça a plu à beaucoup de monde.
>> En 2006, Cat Stevens donne de « Don’t let me be misunderstood » une version qui démarre par des sons stridents de cordes synthétiques imitant un violon joué en pizzicati, et qui se prolonge dans une ambiance musicale grave, mélodramatique, presque funèbre. Le chanteur, qui depuis quelques années se fait appeler Yusuf Islam, évoque avec une certaine lassitude dans la voix sa conversion, les conséquences que ce choix a eu dans sa vie (à l’époque il était interdit d’entrée aux États-Unis), son sentiment de ne pas être compris et accepté tel qu’il est. La dimension morale ou religieuse est ici très présente: j’ai commis des erreurs, j’exprime des regrets, mais je suis une personne de bonne volonté. « Don’t let me be misunderstood » s’apparente alors à un acte de contrition, une demande d’absolution.

– En 2015, sollicitée pour la BO du film « Big eyes » de Tim Burton, Lana del Rey dynamite la chanson en en donnant une interprétation vaporeuse et onirique, avec une orchestration très ouvragée et un chant distant, un peu désincarné, presque maniéré. Ici la revendication a presque disparu, en tous cas elle est exprimée d’une façon si morne que la new-yorkaise donne l’impression d’avoir déjà baissé les bras et de ne la psalmodier que pour la forme. Il ne s’agit plus ici de formuler une demande, et certainement pas une demande collective ou politique, mais seulement d’ouvrir sur les tréfonds d’une âme en peine, de laisser filtrer un mal-être élégant et empreint de dandysme.
Comme on dit dans les discothèques, cinq salles, cinq ambiances.
La variété de ces réinterprétations dit assez bien, je trouve, ce qu’est (ou ce que devrait être) une reprise: non pas un recopiage fidèle, appliqué, scolaire et donc paresseux et ennuyeux, mais une réinvention presque totale, avec les risques que cela implique: ça passe ou ça casse… sachant bien sûr que les uns peuvent être enthousiastes devant une reprise qui agresse les oreilles des autres (je sais bien que la version de « Don’t let me misunderstood » par Santa Esmeralda a ses aficionados, et tant mieux pour eux s’ils adorent). Comme je l’ai lu dans un très bon billet consacré à « Don’t let me be misunderstood » , « une bonne reprise repose souvent sur un bon parti pris. Il faut choisir ce qu’on veut mettre en avant dans une chanson, zoomer sur ce qui nous a attiré et le montrer sous un nouveau jour. »
Mais à mon avis, aucune des cinq reprises que j’ai commentées (ni celles d’Elvis Costello ou de Cindy Lauper) n’arrive à la cheville de la version originale, enregistrée en 1964 par Nina Simone.
L’orchestration, qui fait intervenir des cordes, un xylophone, une harpe, une chorale, accompagne avec une grande subtilité Nina Simone, collant aussi bien ses élans que ses hésitations. La voix de la chanteuse, par sa puissance et ses modulations douloureuses, rend cette interprétation poignante: elle avoue sa peur d’être incomprise et rejetée, mais elle se met quand même à nu, elle exprime sa vulnérabilité avec un courage impressionnant. Elle prend d’autant plus aux tripes qu’elle chante sur un tempo très lent, ce qui rend sa reddition particulièrement grave et solennelle.
C’est là qu’il faut évoquer les paroles, qui sont susceptibles d’au moins deux lectures.
Au niveau littéral, Nina Simone semble s’adresser à un homme qui se lasse de ses frasques, qui n’en peut plus d’être négligé, malmené ou trahi. « Don’t let me be misunderstood » est la complainte d’une femme qui sait qu’elle a commis des erreurs, mais qui implore qu’on les lui pardonne en rappelant que c’est notre lot à tous (« Oh, baby, I’m just human / Don’t you know I have faults like anyone? » / « Don’t you know that no one alive can always be an angel? « ). Cette femme estime d’autant plus qu’elle mérite la compréhension qu’elle exprime des regrets sincères (« Sometimes I find myself alone regretting some little foolish thing /Some simple thing that I’ve done » ), et qu’elle pense avoir malgré tout un cœur pur (« I’m just a soul whose intentions are good » ). Puisque n’importe qui peut se fourvoyer, je t’en prie, ne me fais pas payer mes fautes ad vitam aeternam, et porte aussi ton regard sur ma part de lumière (« You’re bound to see my other side » ): c’est à peu près cela que chante cette femme en détresse.
Mais plus largement, ce texte un peu décousu, dans lequel Nina Simone passe rapidement d’une émotion à l’autre, des remords à la revendication d’une deuxième chance, pourrait aussi évoquer sa vie personnelle.
Quelques années avant de mourir, la chanteuse a été diagnostiquée comme bipolaire. De fait elle a souvent été très impulsive, sujette à des sautes d’humeur, à une alternance entre des moments d’enthousiasme et de longues périodes d’accablement. Son addiction à l’alcool et aux drogues, son comportement parfois erratique, sa tendance à envoyer bouler les gens dans le monde de la musique, ses crises psychotiques (en 1996, elle a été condamnée pour délit de fuite après avoir renversé deux adolescents qui circulaient en scooter, puis pour avoir tiré au pistolet à grenaille sur un jeune homme qui faisait du bruit de l’autre côté de la haie), tout cela lui a souvent valu de faire l’objet de sarcasmes ou de rejet, d’être traitée de dingue, de femme ingérable… Même si ce n’est pas elle qui a écrit les paroles de cette chanson, c’est peut-être à cela que fait allusion le deuxième vers (« If sometimes you see that I’m mad » ).
Cette interprétation n’est pas certaine, et quand bien même elle serait vraie, il n’est pas sûr du tout que Nina Simone ait eu clairement conscience de ce qu’elle chantait. Mais d’une certaine façon, « Don’t let me be misunderstood » est peut-être une espèce de prémonition, cinquante ans avant sa mort, de ce qu’allaient être sa carrière et sa vie entière: la vie d’une femme qui a toujours cherché la compréhension, sans jamais l’obtenir assez pour être en paix.
« I try so hard so please don’t let me be misunderstood. »