Morrissey – « Margaret on the guillotine »

Paru en 1988, un an après la séparation des Smiths, le premier album de solo de Morrissey avait déjà un titre controversé (« Viva hate » ), mais que dire du dernier de ses morceaux!

Lorsque ce disque est sorti, Margaret Thatcher est Première ministre du Royaume Uni depuis neuf ans. Elle est alors l’une des personnalités politiques les plus honnies de l’Occident, et « Moz » lui voue une détestation si virulente qu’il publie cette chanson aux paroles sulfureuses, dans laquelle il rêve non seulement de voir la dame de fer mourir, mais de la voir carrément exécutée (« The kind people / have a wonderful dream: / Margaret on the guillotine » ). « When will you die? » , égrène-t-il cinq fois de suite, avant d’enfoncer le clou: « Please die » , « Make the dream real » .

Quelques années plus tard (et un peu avant qu’elle meure), Morrissey assumera totalement ce texte dans une interview au magazine « Loaded » . Il y dira que pour lui Margaret Thatcher n’était pas une dame de fer mais une femme « barbare » , car elle détestait et méprisait les mineurs, la classe ouvrière, les pauvres, les arts, les mouvements féministes, environnementalistes et les défenseurs de la cause animale (dont il est lui-même un partisan convaincu). « Seuls les sentimentaux qui n’ont pas souffert sous sa direction se souviendront affectueusement de Thatcher, mais la majorité d’ouvriers britanniques l’ont déjà oubliée, et le peuple d’Argentine célébrera sa mort. En réalité, Thatcher était une terreur sans un atome d’humanité. » Et à la question « Would you carry out the execution? » , il répond qu’il s’en ferait une joie: « I have got the uniform ready. »

Si on en juge par ses seules paroles, « Margaret on the guillotine » semble donc s’apparenter à un « Ah! ça ira » pop, ou à une mise en musique du fameux slogan des cow-boys « Le goudron et les plumes ».

Mais si cette chanson ne faisait qu’exprimer une volonté de revanche ou de vengeance, elle ressemblerait à un poème adolescent assez médiocre, un peu comme « Miss Maggie » . Autrement plus subtil que Renaud, Morrissey glisse aussi dans son texte des formules très émouvantes qui évoquent la fragilité, la lassitude, l’épuisement, le sentiment d’humiliation et de désespérance des « kind people » qui forment le petit peuple anglais et que la politique néo-libérale de Margaret Thatcher a fracassés. « People like you / make me feel so tired » , « People like you / make me feel so old inside » … Il y a dans cette chanson la nostalgie d’un temps où la classe ouvrière, dont Morrissey est lui-même issu, n’avait pas encore été vaincue. À bien des égards elle me fait penser à la magnifique formule par laquelle Marx a défini la religion comme « le soupir de la créature opprimée » .

Et si c’est à ces mots que je pense en entendant cette chanson (« soupir » , « créature opprimée » ), c’est parce que le chant et la musique redoublent cette sensation d’épuisement, ce goût âcre de la défaite.

La voix de Morrissey est légèrement plaintive, mais à vrai dire elle semble presque détachée. Est-ce parce que la mort de cet être humain qu’était quand même Margaret Thatcher lui est finalement assez indifférente? Je crois plutôt que c’est parce qu’il a compris que cette mort n’apportera qu’un soulagement très passager: la cause est entendue, et même une fois crevée, la dame de fer continuera à soumettre et opprimer le petit peuple anglais, par l’intermédiaire du backlash social qu’elle a réussi à enclencher.

Quant à la musique, elle est d’une merveilleuse beauté, notamment grâce au jeu de guitare limpide de Vini Reilly (leader du groupe post-punk The Durutti column). Là encore la douceur est de mise, comme si à travers cette chanson Morrissey voulait moins libérer sa colère que proposer une consolation aux victimes de Margaret Thatcher.

Il reste que c’est sur un son sec que ce conclut brutalement le morceau – le son d’une guillotine qui tombe, ce qui confirme que Moz n’a pas prononcés ses mots aiguisés comme des paroles en l’air.

« Margaret on the guillotine » est une formidable chanson politique, formidable parce que frontale, mais subtile. C’est la chanson pleine de panache d’un enfant de la classe ouvrière qui sait qu’il a perdu la bataille, mais qui affirme fièrement que l’honneur, la morale et la « common decency » dont parlait George Orwell sont définitivement de son côté.

Trente-cinq ans après la sortie de cette chanson, le mépris pour les dirigeants politiques atteint à nouveau des sommets, du fait de leur médiocrité et de leur servilité vis-à-vis des plus puissants. Je connais même pas mal d’ami·es qui entonneraient avec plaisir « Manu sur la guillotine » …

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