J’aime beaucoup le jazz et je possède pas loin de 200 CD dans ce genre musical, mais je ne suis pas un grand connaisseur et je navigue essentiellement dans la discographie d’une grosse dizaine de monstres sacrés, de Duke Ellington à Sonny Rollins (le dernier encore en vie) en passant par Billie Holliday, Lester Young, Miles Davis, Thelonious Monk, Coleman Hawkins, Chet Baker, Bill Evans, Stan Getz… Comme en BD, je suis surtout amateur des grands classiques, mais en dehors des sentiers battus je ne connais pas grand chose.
Hampton Hawes fait partie des pianistes de jazz que je connaissais pas du tout et que j’ai découvert il y a quelques mois seulement, sur le mur d’un ami FB. En me renseignant sur lui, je me suis rendu compte qu’il bénéficie d’un très grand respect autant parmi les plus grands musiciens de jazz que parmi les critiques. Dans la « discothèque idéale de France musique » consacrée au jazz, justement intitulée « Jazz au trésor » , on trouve quelques déclarations dithyrambiques qui lui sont adressées: John A. Tynan l’a qualifié de « l’un des plus grands talents pianistiques de notre génération » , Ralph J. Gleason a souligné que ses improvisations « rappellent les meilleurs solistes du jazz moderne au sax ou à la trompette, et la richesse de sa texture harmonique donne à son jeu une plénitude qui fait défaut à de nombreux jeunes pianistes de jazz aujourd’hui » .
Je me suis donc lancé à la découverte de la personnalité et de l’œuvre de Hampton Hawes, et je n’ai pas été déçu.
Commençons par un fun fact: il est né avec six doigts à chaque main, ce qui aurait peut-être pu lui servir pour jouer au piano des morceaux qui exigent un minimum de virtuosité. Les deux doigts surnuméraires lui ont été retirés à la naissance, mais un deuxième signe du destin l’a conduit à se diriger vers le piano: sa mère en jouait pendant les offices dans l’église où son père était pasteur, et alors qu’il n’était qu’un bambin elle l’asseyait sur ses genoux pendant qu’elle répétait. Quant à sa sœur aînée, âgée de dix ans de plus que lui, elle aspirait à devenir pianiste classique…
C’est dans cet environnement très stimulant que Hampton Hawes s’est initié au piano, en autodidacte, en jouant d’abord du gospel, puis du blues et du boogie-woogie, avant de s’orienter vers le jazz (notamment vers les pianistes Nat King Cole, Fats Waller, Bud Powell et Art Tatum). Mais son influence majeure est un saxophoniste, Charlie Parker, avec qui il a joué pendant huit mois dans un quintet, et dont il va essayer de copier le style. C’est pourquoi son jeu de piano est très ancré dans le bebop, grâce notamment à une main droite très véloce.
Après avoir été le sideman de plusieurs grands jazzmen comme Dexter Gordon ou Art Pepper, Hampton Hawes a enregistré au milieu des années 50 ses propres disques, qui ont tout de suite été considérés comme figurant parmi les meilleurs sortis sur la côte ouest à l’époque. L’enregistrement du disque « For real » , dont est extrait le morceau que je partage ce soir, a été réalisé en 1958, au moment où il est au sommet de sa carrière – une carrière qui s’est interrompue brutalement la même année suite à une descente de la police: arrêté pour possession d’héroïne le jour de son 30e anniversaire, il a été condamné à dix ans de prison.
Enregistré avec un quintet brillant qui comprenait notamment Scott La Faro (un contrebassiste qui sera ensuite l’un des principaux compagnons de route musicaux de Bill Evans), « Wrap Your Troubles in Dreams » est un standard dont la première version a été jouée en 1931 par le big band de Louis Armstrong. Hampton Hawes et ses sidemen lui donnent un caractère nettement bluesy. C’est le jazz que je préfère, celui des balades intimes et chaleureuses, dont les thèmes sont exposés de façon intense et vibrante, et dont les solos sont complexes, mais pas trop virtuoses.
Cette chaleur, justement, on peut mieux la comprendre en lisant ce commentaire de Hampton Hawes lui-même: « Quelqu’un peut vous apprendre à jouer des accords (et vous pouvez y arriver), mais personne ne peut vous enseigner la partie émotionnelle. Il faut la ressentir. Je pense donc que la partie émotionnelle est plus importante que toute autre chose dans le jazz, parce que vous ne jouez pas des notes, vous jouez ce que vous ressentez. » Et ce faisant, vous offrez ce que vous ressentez aux bienheureuses personnes qui pourront l’écouter, dans un club enfumé de la côte ouest ou dans un salon limousin ouvert sur la campagne…
Enfin j’aime ce titre, « wrap your troubles in dreams » , cela signifie littéralement « envelopper tes problèmes dans des rêves » . Parfois nous sommes submergés par un problème qui paraît d’autant plus insoluble qu’on est tétanisé par les conséquences qui pourraient surgir si on essayait de régler ce problème. Dans ce cas-là, il peut être très aidant, pour sortir de l’indécision ou de l’inaction, de visualiser et d’essayer d’anticiper ce en quoi l’avenir pourrait aussi être joyeux et doux, surtout si ce problème qu’on se coltine et qui nous alourdit depuis trop longtemps, on le faisait enfin disparaître. C’est peut-être vivre dans l’avenir plutôt que dans le présent, j’en conviens. Mais l’avenir, on peut aussi le faire advenir…
Belle ballade qui donne envie de faire de belles balades ! Merci pour cette découverte… Et après la prison ?