Morrissey – « The more you ignore me, the closer I get »

Il paraît que l’une des idoles de Morrissey en littérature est Oscar Wilde, et s’il y a bien une chose qui les fait se ressembler, c’est le plaisir qu’ils prennent à susciter l’opprobre, voire le scandale, et pour autant le désir dévorant de plaire, de séduire même, par tous les moyens.

J’ai enfin lu il y a quelques mois Le portrait de Dorian Gray, et j’ai trouvé vraiment frappant (et aussi un peu gratuit, je dois dire) ce goût pour la provocation et pour le décadentisme – ce qui a valu à Oscar Wilde de violentes critiques (beaucoup ont jugé cette œuvre « répugnante » ). Et cependant ce roman dépeint un personnage qui, en dépit de ses abominables turpitudes et de son mépris de l’humanité de ses victimes, ne cesse d’être hanté par un appétit insatiable d’être adoré.

Je ne sais pas jusqu’à quel point la comparaison est pertinente, mais le fait est que Morrissey prend souvent un malin plaisir à choquer le bourgeois et à se faire détester, par des paroles (ou des interviews) sarcastiques. Est-ce juste une posture, un art de la provoc’ bien orchestré, histoire de mieux emballer avec son sens de la mélodie et surtout avec sa voix d’ange ? Peut-être. J’ai plutôt tendance à penser que chez cet homme là, il y a une part souffrante qui est et restera à jamais inconsolable de ne pas avoir été aimée, cajolée, rassurée, ni même simplement reconnue. Pour moi il est flagrant que c’est cette partie là de la personnalité de l’ancien chanteur des Smiths qui s’exprime dans des chansons absolument bouleversantes telles que « Last night I dreamt that somebody loved me » , « There’s a light that never goes out » , « Now my heaert is full » , et peut-être de façon plus déchirante encore dans « Used to be a sweet boy » , une chanson dans laquelle il raconte les efforts désespérés qu’il faisait, étant enfant, pour se faire apprécier de son papa (« Holding so tightly / to Daddy’s hand » ). À la vérité, je ne peux pas prendre vraiment Morrissey au sérieux lorsqu’il prend la pose du dandy désinvolte : je suis sûr que chez lui comme chez tant d’autres qui se réfugient dans cette posture, il ne s’agit que d’un mécanisme de défense pour ne pas ressentir l’atroce brûlure de la blessure affective subie dans la petite enfance. Cela me fait penser à une formule de Michel Houellebecq qui m’avait très profondément marquée quand je l’ai lue : « Mon désir de déplaire dissimule un insensé désir de plaire. Mais je veux plaire « pour moi-même », sans séduire, sans dissimuler ce que je peux avoir de honteux. »

Il me semble que cette double dimension de Morrissey, faussement démon mais ange pour de bon et quoi qu’il s’en défende, apparaît assez clairement dans cette chanson. L’envie de susciter par des déclarations provocantes une réaction dégoûtée a quelque chose de masochiste, et même si le masochisme est soi-disant une pratique choisie librement, c’est quand même une manière de se faire du mal.

Or se faire du mal, c’est ce que semble rechercher Morrissey en proclamant à qui veut l’entendre qu’il continuera à aimer l’amant qui l’ignore – mieux même, que plus il sera repoussé par cet amant, et plus il continuer à se vouer à lui corps et âme. C’est aussi se faire du mal que de se dépeindre soi-même comme un insupportable stalker, si intrusif qu’il va jusqu’à s’infiltrer dans les pensées de l’homme qui l’obsède (« I am now a central part, / of your mind’s landscape » ; « When you sleep, I will creep / into your thoughts like a bad debt / that you can’t pay » ).

Plus récemment, il y a encore d’autres raisons qui ont fait de Morrissey un type sulfureux, rejeté par beaucoup de ses anciens fans : il a défendu des idées de plus en plus nationalistes, au point de prendre ouvertement le parti de leaders politiques qui, en France, seraient dangereusement proches du RN : en 2019, alors qu’il était l’invité du « Tonight Show » , il a arboré un pins de soutien à un parti politique anglais d’extrême droite, « For Britain » .

Et pourtant Morrissey peut s’appliquer à susciter le rejet dont il parle dans cette chanson, il a ses inconditionnels qui, sans tout à fait lui pardonner ses frasques, n’oublient pas son merveilleux talent d’écriture et sa voix de cristal si souvent bouleversante. Il y a quelques jours par exemple, le grand Nick Cave a confié dans sa newsletter avoir été invité par l’ancien chanteur de The Smiths à poser sa voix sur l’une des chansons de son prochain album, mais qu’il a décliné cette offre à la fois à cause de l’introduction un peu déconcertante du morceau et du caractère politique des paroles qu’on lui demandait de scander. Mais dans la même newsletter, Nick Cave ne manque pas de souligner le grand respect qu’il continue à ressentir pour Morrissey, qu’il qualifie de « probablement le meilleur parolier de sa génération – ou en tout cas le plus étrange, drôle, sophistiqué, et subtil. » Et parlant de la musique en général, il cite en exemple celle de « Moz » en affirmant que ses créations remplissent un vide et nous font sentir moins abandonnés (« Certain music has the ability, at least temporarily, to fill that void, making us feel whole and less abandoned » ) – quel bel éloge !

Ce sentiment d’être compris et accueilli, c’est exactement ce que j’ai toujours ressenti en écoutant certaines chansons des Smiths (tout spécialement « Please, please, please let me get what I want » … autant de merveilles qui m’ont littéralement aidé à vivre, et pour lesquelles je voue une éternelle gratitude à leur créateur. Quoi qu’il dise ou fasse, je crois donc que je continuerai à aimer Morrissey comme un homme hypersensible et fragile qui a eu, dans beaucoup de chansons, l’immense courage de se mettre à nu, de chanter sa détresse et son « murderer desire for love » (comme il le chante dans « Heaven knows I’m miserable now » ). J’ai été moi aussi un homme hypersensible et fragile (enfin je le suis toujours, mais je veux dire que j’étais un homme hypersensible et fragile ET qui en souffrait vraiment beaucoup), alors je suis reconnaissant à Morrissey d’avoir posé des mots sur ce que je ressentais (je ne sais combien d’heures j’ai passées à pleurer en l’entendant chanter). Je ne vais pas jusqu’à prétendre que plus il en fera pour susciter le dégoût et plus je me sentirai proche de lui, mais enfin il en faudra beaucoup pour que je le renie.

The more he ignores us, the closer I get.

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