Supertramp – « The logical song »

Le groupe londonien Supertramp, dont le chanteur, compositeur et claviériste Rick Davies vient juste de mourir à l’âge de 81 ans, est l’un des plus gros groupes à succès des années 1970, notamment à partir de son troisième album « Crime of the Century ». Le cumul de ses ventes donne le tournis : plus de 70 millions de disques vendus dans le monde !

Ça n’a jamais été l’un de mes groupes favoris, car je ne suis pas trop fan de ces accords martelés au piano numérique et de ces voix parfois haut perchées, de ce rock progressif léché qui était à la mode à l’époque mais que le punk vomissait. Je suis certain de ne jamais avoir écouté le moindre disque de Supertramp, et je n’en connais donc que les principaux tubes. Je me souviens avoir entendu dans une émission radio des Inconnus un jeu de mots facile à propos du nom du groupe (« Extramouille »), et pour être honnête je ne sais à peu près rien de plus sérieux à son sujet. Tout le contenu de cette chronique provient alors d’éléments que je viens de découvrir en rédigeant cette chronique, en pensant notamment à mon ami Xavier qui, je le sais, est un nostalgique de cette musique, et qui doit avoir le cœur bien lourd…

La chanson que je choisis de partager pour saluer Supertramp est issue du sixième album, « Breakfast in America », sorti en 1979, et qui a été son plus grand succès. Il paraît que Rick Davies avait des doutes quant à la qualité de ce disque sur le plan artistique, mais le batteur de l’époque, Bob Siebenberg, paria 100 dollars avec lui qu’il atteindrait la tête des ventes. L’histoire a donné raison à l’optimiste contre le pessimiste : en une seule année, « Breakfast in America » s’est vendu à 16 millions d’exemplaires à travers le monde (on en est aujourd’hui à plus de 20 millions).

Principal single de ce disque, « The logical song » a été un immense succès et a reçu une reconnaissance critique : elle a par exemple été choisie comme chanson préférée de l’année 1979 par ce seigneur de la musique populaire qu’est Paul McCartney (excusez du peu). C’est aussi ma chanson préférée de Supertramp, peut-être parce que j’ai eu l’occasion de beaucoup l’écouter lorsque j’étais en troisième, car mon professeur d’anglais de troisième nous l’avait fait étudier. Durant ces cours, j’ai eu l’occasion de découvrir le sens des paroles, dans lesquelles la deuxième figure de proue de Supertramp, Roger Hodgson, évoque avec amertume et colère, avec une voix encore marquée par la peur et l’humiliation, son expérience traumatique dans l’internat où il avait été envoyé, et en quelque sorte séquestré, pendant une dizaine d’années :

« When I was young, it seemed that life was so wonderful,

a miracle, oh, it was beautiful, magical

And all the birds in the trees, well they’d be singing so happily,

oh, joyfully, oh, playfully watching me.

But then they sent me away to teach me how to be sensible,

logical, oh, responsible, practical

And then they showed me a world where I could be so dependable,

oh, clinical, oh, intellectual, cynical »

À treize ou quatorze ans, si on a un tant soit peu de sensibilité, on ne peut qu’être profondément marqué par une chanson qui critique, de façon presque naïve mais néanmoins acide et implacable, la façon dont la société, l’école et tant de parents tentent d’enfermer les enfants dans le moule de la logique, de la raison, de l’ordre, de l’obéissance, de la fiabilité, de la respectabilité, du cynisme, de la perfection, étouffant en eux toute velléité d’originalité, de créativité, de singularité, de générosité, de vulnérabilité, d’expressivité, de capacité d’émerveillement… À la manière de « Another brick in the wall » de Pink Floyd, « The logical song » est en quelque sorte une version musicale du « Cercle des poètes disparus », ou d’un livre de Maria Montessori.

Je ne le savais pas à l’époque, mais un jour je me laisserais trop dominer par le modèle de ces adultes que dénonce la chanson, je deviendrais moi aussi un homme très (trop) raisonnable, très (trop) logique, très (trop, beaucoup trop) prudent. Heureusement pour moi, ma partie adulte n’a jamais été assez forte pour réussir à persécuter et à dévitaliser la partie de moi-même qui aime rêver, créer, expérimenter, s’amuser, s’émerveiller, rire, et même pleurer… Parmi mes héros préférés de fiction, il y a notamment Gaston Lagaffe et Alexandre le bienheureux, dont j’adore le caractère foldingue et indomptable. Mes enfants, notamment ma fille Aurore, me disent assez souvent que j’ai un côté un peu dingue, et j’avoue que je suis très fier qu’ils me voient ainsi.

De fait, je ne supporte pas les gens à la personnalité froide et clinique, les gens pour qui seules comptent les apparences, les gens toujours prévisibles : pour moi ce ne sont que des robots inhumains, déjà morts avant d’être enterrés. Inversement j’aime de plus en plus les gens qui surprennent, qui osent, qui se lâchent, les gens en qui la vie explose, déborde, jaillit de façon joyeuse et décomplexée. « The logical song » nous appelle à lâcher la bride à l’enfant en nous, et c’est probablement cela qui m’a toujours touché. Je me souviens notamment, dans cette chanson, de la façon rageuse dont Roger Hodgson crache ces séries d’adjectifs qui dépeignent ce qu’il méprise chez les adultes, et notamment la seconde qui se conclut par une véritable gifle (« respectable, oh, presentable, a vegetable » ), et qui est suivie par l’envol libérateur d’un solo de saxophone qui claque comme un bras d’honneur.

En réécoutant en boucle « The logical song » pour écrire cette chronique, je me rends compte, comme souvent, que j’en ai un souvenir bien trop sévère. Certes, ce n’est pas genre de musique que j’aime le plus, je trouve ça un peu trop produit, un peu trop lisse, un peu trop kitsch, et le piano électrique Wurlitzer et les solos de sax sonnent de façon datée. Mais quand même, quelle énergie, quelle profusion musicale, quelle joie se dégagent de cette chanson ! Ici un homme se souvient et se réjouit de la façon dont il a réussi à se libérer, et il invite celles et ceux qui l’écoutent à faire de même, à mettre un peu d’aventure et de risque dans leur vie (Supertramp, cela sonne un peu comme le nom d’un super-héros, mais en réalité cela signifie « super vagabond »), sans avoir peur des conséquences (vous vous ferez traiter de radical, de libéral, de fanatique, peut-être même de criminel, so what?) : rien que pour cela, « The logical song » est une grande chanson, et c’est clairement ma préférée de Supertramp.

Avec mon regard d’adulte et d’enseignant, il y a aussi un vers qui me percute beaucoup dans cette chanson : « Please tell me what we’ve learned? » Plus le temps passe, et plus je me demande bien à quoi servent toutes les connaissances et les théories dont le système scolaire farcit la tête des élèves, plus son côté répressif me donne la nausée, et plus je me dis que l’essentiel devrait être de former les enfants et les jeunes à devenir des hommes et des femmes intègres, empathiques, capables d’ouverture au monde et aux autres, à l’aise aussi bien dans la communication et l’expression de leur intériorité que dans le maniement des idées ou dans la pratique des travaux manuels : des honnêtes hommes et des honnêtes femmes, en somme.

Depuis un paquet d’années, j’essaye d’avancer sur cette voie, de tailler ma propre route, en envoyant chier autant que je peux la logique et la raison.
Faire ainsi l’école buissonnière, c’est escarpé, c’est inattendu, c’est un peu déraisonnable. Parfois j’ai envie de marquer une pause ou de rebrousser chemin, et parfois je reviens en arrière pour respirer un coup. Mais quel soulagement, lorsque je reprends la route, de découvrir ici ou là, à l’occasion d’une nouvelle rencontre, d’une nouvelle découverte, d’un nouvel apprentissage, un paysage nouveau, un sentiment nouveau, une sensation nouvelle, une joie de vivre qui enfle, à laquelle j’avais cessé de croire, et à vrai dire même à laquelle je n’avais jamais vraiment cru. Et pourtant…

« Ooh, it’s getting unbelievable »

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2 thoughts on “Supertramp – « The logical song »

  1. Coucou, Greg. Cette musique nous remonte dans le temps à la fin des annees 70. J’ai aimé Supertramp car je débutais mon scop auditif, avec The Police sur ce robuste JVC casquettes. Comme le vin, loreille doit se faire à l’éventail de l’offre.

    Tu es un analyste hors pair de musiques, ouvert, dans un panel très hétéroclite. J’aime cela.
    Nous nous sommes connus pendant le covid puis dans la vraie vie.
    Je ne regrette pas notre rencontre.

    Xav.

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    1. Merci mon Xavier! Moi aussi je suis vraiment heureux qu’on se soit rencontrés enfin dans la vraie vie après quelques années de délires sous des posts FB. J’espère te revoir très bientôt. Je t’embrasse

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