Avec un jour de retard, j’ai appris ce matin la mort du musicien anglais Chris Rea, et bien que je ne connaisse de lui que quatre ou cinq tubes, et rien de son histoire (toutes les informations qui suivent à propos de lui et de sa vie, je viens de les découvrir), ça m’a filé un petit coup de nostalgie, car ces chansons datent du milieu des années 80, et donc de mon adolescence, l’âge auquel les souvenirs musicaux s’ancrent le plus durablement, il me semble.
De Chris Rea, j’ai conservé l’image d’un auteur, compositeur et chanteur qui se situait en plein dans le soft rock, qui était alors l’un des courants musicaux à la mode, avec comme figures de proue Dire Straits, Fleetwood Mac ou Elton John. La recette plus ou moins immuable de ses succès, c’était 1) de longues intros un peu sirupeuses, 2) des mélodies léchées mais un peu fades, 3) une voix rocailleuse qui charrie en elle des années de cigarettes grillées du matin au soir et de scotchs avalés au comptoir de quelque hôtel de luxe, et enfin 4) des sonorités, des rythmiques et des arrangements calibrés pour la radio, avec beaucoup de nappes de synthé et une guitare électrique au son clair en guise de signature sonore. Tout cela lui a valu une carrière prolifique (huit albums rien que dans la décennie 80), un succès commercial impressionnant (plus de 30 millions d’albums vendus en Europe mais aussi outre-Atlantique !), mais aussi un certain dédain de la part de la critique musicale, qui le classait dans la catégorie un peu infamante du « rock FM » – je crois que pour certains titres on pourrait aussi parler de « blues FM ». Il paraît que Chris Rea était passionné de belles bagnoles, de Formule 1 et d’Ayrton Senna (à l’époque je l’étais aussi, je me souviens encore de ma tristesse quand le prodige brésilien s’est fracassé contre le mur du virage de Tamburello à Imola). Cela explique peut-être pourquoi les chansons de lui dont je me souviens m’évoquent un road-trip ensoleillé, les cheveux au vent dans une décapotable rutilante, avec à ses côtés une bimbo affolante, du type de celles qui se déhanchent entre les bolides pendant que les pilotes enfilent leurs casques et s’installent dans le baquet juste avant le départ du Grand prix.
Bref, la carrière de Chris Rea a été une sorte de flânerie musicale : comme l’a écrit un chroniqueur, elle a été celle d’ « un vieux routard qui raconterait à qui le veut ses aventures aux accents nostalgiques. »
Sa vie, en revanche, a été brutalement traversée au début des années 2000 par un cancer du pancréas, le seigneur des cancers, celui dont normalement on ne réchappe pas s’il n’est pas tué dans l’oeuf. Il a alors subi une opération de 14h dans laquelle ses chances de survie étaient minces, mais il en est sorti vivant. Cette épreuve a marqué un tournant dans sa carrière, puisque le chanteur anglais a décidé de revenir à son premier amour, le blues… sans pour autant changer drastiquement de registre (d’ailleurs il a sorti en 2017 un album intitulé « Road songs for lovers »). Les vingt-cinq années de vie qu’il a grapillées ont été parsemées d’autres problème de santé (péritonite, ulcères, AVC…), mais il les a néanmoins consacrées à la création de son propre label et à des albums plus discrets, qui lui ont apparemment apporté davantage de satisfaction : « Le show-biz ne m’intéresse pas » , a-t-il déclaré en 1990, « d’ailleurs si cela ne tenait qu’à moi, je préférerais rester dans l’ombre pour jouer de la guitare et composer pour d’autres plutôt que de me retrouver sous les lumières. (…) Je n’ai jamais été une vedette du rock ou de la pop, et peut-être que ma maladie m’a donné la chance de faire ce que j’ai toujours voulu avec la musique. » J’ai jeté une oreille distraite sur quelques-uns des titres de cette période, et j’avoue que je n’ai rien entendu de transcendant.
Au terme de ces vingt-cinq années bonus, cet amoureux du voyage vient donc d’arriver à la fin de la route, succombant à une « courte maladie » , une formule pudique pour dire que le crabe a finalement gagné la partie. Cancer – Chris Rea, 2-1, coup de sifflet final…
Pour lui rendre hommage, j’avais le choix entre une palanquée de tubes.
J’aurais pu opter pour « Driving home for Christmas » , qui est paraît-il son plus grand tube : ça aurait été de saison… Mais je n’ai aucun souvenir de cette chanson, et la première écoute tout à l’heure ne m’a pas laissé une impression très inoubliable.
J’aurais aussi pu choisir « On the beach » (là ça n’aurait été de saison que pour les blaireaux qui vont passer les fêtes de fin d’année à Dubaï), avec son petit lick de guitare cristalline et son rythme 100% coolitude et 0% prise de tête, tout cela évoquant bien, en effet, un apéro soleil couchant sur le sable.
Ou bien « Looking for the summer » , sorte de précipité chimique du road-trip estival dont je parlais ci-dessus.
Au gré de ma navigation sur ToiTuyau, je me suis aussi souvenu de « Josephine » , une ballade très lente et sucrée, dont le romantisme est enflammé par une rupture malheureuse (« There’s rain on my window, / but I’m thinking of you / Tears on my pillow, / but I will come through / Josephine, I’ll send you all my love » ).
J’aurais pu aussi choisir « Road to hell » , le titre phare de l’album éponyme sorti en 1989, et qui a été son plus gros succès. J’ai même failli le faire, parce qu’en réécoutant plusieurs fois ce morceau ce matin, c’est celui qui m’a le plus plu, mais aussi parce que c’est le disque et la chanson les plus ténébreuses Chris Rea ait produit durant toute sa carrière – et pour qui suit un peu l’actualité, le sombre est de saison, et pas qu’un peu. Tout au long de cet album, Chris Rea parsème des allusions à ce qu’il est convenu d’appeler des « problèmes de société », comme par exemple les inégalités croissantes générées par le thatchérisme, la montée de la violence, le sensationnalisme des médias (« You must be evil »)… « The road to hell (part 2) » fait partie de ces chansons graves et même étouffantes, même si elle est éclairée dans le final par un solo de guitare aérien. Elle évoque la violence qui court dans les rues et qui génère de la peur et de la méfiance (« And the perverted fear of violence chokes a smile on every face » ), les pollutions industrielles (« It boils with every poison you can think of »)…
Mais j’ai finalement choisi de partager une chanson que je viens de découvrir en écoutant l’ensemble de cet album. J’ai pensé d’abord à la dernière chanson du disque, « Tell me there’s an heaven », que Chris Rea a écrite après avoir été frappé par l’angoisse de sa fille Chris, alors âgée de 6 ans, qui venait de voir à la télévision un reportage sur les émeutes violentes en Afrique du Sud. Cette chanson est une sorte de berceuse destinée à consoler un enfant, et il n’y a pas grand chose qui m’émeuve davantage que la tendre patience que l’on peut déployer pour consoler un enfant. Mais musicalement je trouve ce morceau trop faiblard pour avoir vraiment envie de le partager.
Alors j’ai finalement choisi la chanson qui précède sur l’album « Road to hell », parce qu’elle exprime elle aussi l’une des choses qui me touchent le plus, à savoir la quête d’un amour simple et paisible, jusqu’au bout si possible (« I just wanna be with you, / till the final curtain falls » ). C’est chanté sur un rythme chaloupé et sexy qui m’évoque un peu Sade, scandé par un accord de synthé bon marché et par quelques riffs de guitare. Un peu de lumière et d’espoir pour finir : même si l’amour ne peut pas nous sauver à lui seul, au moins peut-il nous aider à trouver du courage et alimenter le désir de vivre. En tous cas c’est ce que Chris Rea semble avoir vécu : il était marié depuis des années avec Joan, qu’il avait rencontrée à 16 ans, et dont il a eu deux enfants. Un peu la définition du bonheur, pour moi…
« Don’t want to hold you down
Whatever that you do
Shine on, sweet angel,
Cause I just want to be with you,
I want to be with you »
