Piers Faccini & Ballaké Sissoko – « One half of a dream »

Aujourd’hui un partage musical de circonstance, car les artistes dont je vais chroniquer une œuvre donnent dans la soirée un concert à l’opéra de Limoges, à quelques dizaines de kilomètres de chez moi.

Cette chanson est une jolie découverte que j’ai dénichée, une de plus, en écoutant « Very good trip » , l’indispensable émission musicale de Michka Assayas sur France Inter.

Sauf si vous êtes féru de « musique du monde« , un genre musical que je n’écoute quasiment jamais (et à chaque fois que je tombe dessus par hasard je me dis que c’est un tort, car en général je trouve ça très beau), vous allez sans doute découvrir vous aussi ces deux artistes en me lisant, et dans ce cas je vous invite vraiment à cliquer pour écouter ce morceau très touchant.

Piers Faccini est un artiste aux talents variés (il est auteur, compositeur et interprète de musique, mais il s’exerce aussi à la peinture), à peine plus jeune que moi (il est né en 1970). Dans la mesure où je ne le connais que par cette chanson, je n’ai pas de scrupule à recopier ici les quelques lignes de la notice qui lui est consacrée sur Wikipédia : « Son style musical est qualifié de folk-blues nomade et métissé. Il est un héritier des grands singer-songwriters anglo-saxons du XXe siècle, tout en étant fortement inspiré par les musiques ancestrales des cultures méditerranéennes et ouest-africaines. Sa voix et son écriture sont souvent comparées avec Nick Drake et Leonard Cohen » . Rien que ça.

Dans son émission, Michka Assayas a ajouté une description que je me contente de résumer dans les grandes lignes (je ne vais pas faire semblant d’être un spécialiste d’un artiste dont je n’avais jamais entendu le nom il y a trois mois). Piers Faccini « est quelqu’un qui parle plusieurs langues musicales avec un grand naturel » , depuis le folk et le blues jusqu’à la chanson napolitaine, en passant par la pop anglaise (il a commencé à Londres au sein d’un groupe où il reprenait des chansons des Smiths), les musiques d’Afrique du nord et de l’Ouest africain, la musique réunionnaise ou malgache, etc. C’est un homme qui « a toujours fait, très naturellement, le grand écart » , y compris géographiquement puisque s’il a grandi dans une banlieue du nord de Londres, il habite depuis près de vingt ans dans les Cévennes ! Piers Faccini est aussi un chanteur qui a « plusieurs voix : une, très douce, voilée, comme intérieure, une autre, lyrique, de bel canto, presque, surtout quand il chante en italien. »

Cette voix fait merveille tout au long de l’album que Piers Fraccini et le joueur de kora malien Ballaké Sissoko ont réalisé ensemble à Paris, en seulement cinq jours, et qui s’appelle « Our Calling » (un titre que l’on pourrait traduire par « notre vocation » ).

Dans « Very good trip » , Michka Assayas a choisi d’illustrer ce disque par « One Half of a Dream, une très belle chanson, délicate et contemplative, un bijou d’orfèvrerie musicale. En allant lire le texte de cette chanson et deux ou trois morceaux d’interview, j’ai vu qu’il y est question de l’importance de faire les bons choix, au niveau individuel, mais aussi au niveau collectif face à la crise climatique et à l’effondrement écologique, tant qu’il en est encore temps. L’Afrique et le Sahel en sont particulièrement victimes, et les habitant·es de ces régions sont placé·es face à un choix déchirant : faut-il rester, faut-il partir et migrer ? Il se peut que ces paroles soient aussi une invitation à rester fidèle à soi-même et à rechercher l’authenticité, notamment dans les relations humaines (« Don’t stay / when your world isn’t all that it seems » ).

Piqué par la curiosité, je suis allé écouter une autre chanson de ce disque, « Ninna Ninna » , la seule de tout l’album qui ne soit pas chantée en anglais. Ici posée sur un duo violoncelle / kora d’une rare élégance, la voix de Piers Fraccini ressemble à celle d’un vieux sage du désert chantant une mélopée en bambara, mais en réalité il s’agit d’un morceau traditionnel du sud de l’Italie, d’où est originaire la famille du chanteur. Tout autant que « One half of a dream » , cette chanson démontre la capacité du duo à tresser ensemble des traditions musicales différentes (un esprit musical profondément malien, des compositions folk, des instruments d’ici et de là-bas, la langue anglaise…), sans pour autant mélanger tout cela dans un gloubiboulga indifférencié : deux traditions intactes se rencontrent, s’estiment et s’appuient l’une sur l’autre pour produire une musique merveilleuse, peut-être pas plus merveilleuse que si chacun avait travaillé seul de son côté, mais en tous cas plus riche de potentialités, ça c’est certain.

J’ai découvert en lisant une très belle interview que Piers Faccini est directeur artistique du festival Les Voix de l’autre, qui est organisé à l’abbaye du Tholonet. Aimer les voix de l’autre, voici une très belle définition de ce pourquoi la musique peut nous émouvoir, et parfois nous enchanter : elle nous met en contact avec ce qui, chez une ou un autre, est absolument singulier, et en même temps universel, et c’est cela qui nous parle, comme dans cette très belle chanson.

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Dans le premier jet de cette chronique, je m’arrêtais ici, et j’avais rédigé ainsi ce qui devait en être la dernière phrase : « Voilà, je ne me suis pas beaucoup fatigué en écrivant cette chronique, mais j’espère que ça suffira pour vous donner envie de découvrir à votre tour ! »

Et puis finalement, en y réfléchissant, j’ai pensé à deux textes importants écrits par l’anthropologue français Claude Lévi-Strauss en 1952 (« Race et histoire » , un petit livre publié dans le cadre d’une campagne de l’UNESCO contre le racisme) puis en 1971 (« Race et Culture » , une conférence prononcée à l’UNESCO à Paris).

Dans le premier de ces deux textes, Lévi-Strauss bat en pièces le racisme et le suprémacisme des blancs qui prétendent que la culture occidentale et européenne est intrinsèquement supérieure à celle des pays du sud, et qu’elle a été capable de construire cette supériorité toute seule, par un « génie » qui viendrait d’on ne sait quelle opération du saint-esprit. Au rebours de ces fantasmes, il rappelle qu’une culture ne progresse jamais seule, mais toujours parce qu’elle est en contact avec d’autres cultures dont elle peut apprendre, à qui elle peut emprunter, sur qui elle peut copier. Et ce n’est pas qu’une question d’émulation ou de concurrence, mais aussi une question d’échange ou de synergie : « Tout progrès culturel est fonction d’une coalition entre les cultures. » Bref, il n’y a pas de raison d’être horrifié par le métissage culturel, au contraire, car c’est lui qui est au principe du progrès humain.

Le deuxième texte de Lévi-Strauss a été reçu avec beaucoup de déception voire de colère par certains mouvements anti-racistes, car il affirmait une idée à leurs yeux scandaleuse, mais qui selon moi est très vraie aussi, et qui est complémentaire de la première : si la coalition des diversités est nécessaire, la diversité ne l’est pas moins, et il est important de la défendre, ce qui signifie, soyons clair, qu’il faut poser certaines limites au métissage culturel. « Toute création véritable implique une certaine surdité à l’appel d’autres valeurs pouvant aller jusqu’à leur refus et même leur négation. Car on ne peut, à la fois, se fondre dans la jouissance de l’autre, s’identifier à lui, et se maintenir différent. Pleinement réussie, la communication intégrale avec l’autre condamne, à plus ou moins brève échéance, l’originalité de sa et de ma création. »

Autrement dit, pour que l’Humanité progresse, il faut qu’elle maintienne un minimum de diversité, il faut que chaque culture maintienne un certain niveau d’originalité, sans quoi il n’y a évidemment plus rien à métisser ou à hybrider, mais une immense et interminable uniformité. Cela ne va pas, je n’hésite pas à le dire, sans une certaine fierté pour ce que l’on est, ni sans une volonté obstinée de continuer à être ce que l’on est (par exemple de continuer à parler sa propre langue, d’honorer l’histoire de sa propre littérature, de cultiver l’architecture vernaculaire de son propre territoire, etc.). Je me désole souvent à l’idée que l’on puisse être téléporté dans une artère commerçante de n’importe quelle capitale européenne et avoir bien du mal à deviner si on est à Paris, à Londres, à Bruxelles, à Berlin, à Madrid, ou même à Moscou ou à Athènes. Je n’ai pas beaucoup voyagé dans ma vie, mais à mon avis, pour que le voyage soit vraiment une expérience, encore faut-il que l’endroit où on va soit l’endroit où on va, et pas un avatar de la culture mondialisée parmi d’autres, plus ou moins identique à tous les autres. Et si je ne peux pas supporter le concours de l’Eurovision, ce n’est pas seulement parce que les chansons qui y sont présentées sont pour la plupart d’une nullité abyssale, mais c’est aussi parce que très souvent il est absolument impossible de deviner si ce qu’on est en train d’entendre est proposé par un groupe slovène, finlandais ou portugais.

En écrivant ces lignes, je viens aussi de penser à l’un des principes de base de la permaculture, cette idée que les zones et les plus riches en biodiversité (et les plus productives en matière vivante) sont très souvent les bordures (ou en écologie les « écotones » ), c’est-à-dire les zones dans lesquelles deux écosystèmes différents se touchent et/ou se mélangent (la lisière d’une forêt, la rive d’une mare ou d’un lac, un estuaire…) Ces zones sont la démonstration que très souvent, « 1 + 1 = beaucoup plus que 2. » Certes. Mais pour que 1 + 1 = 2, encore faut-il que les deux écosystèmes qui se touchent et se mélangent soient clairement différents !

Finalement j’ai fait un long détour, mais je n’en suis pas désolé, car je crois qu’il m’a permis de mieux d’expliquer ce qui, au-delà de la beauté de la mélodie, de l’instrumentation et de la voix de Piers Fraccini, me charme dans « One half a dream » : ce n’est pas que deux moitiés d’un rêve en ont produit un bien réel, c’est que deux cultures ont produit une œuvre supérieure à ce que chacune aurait pu créer toute seule de son côté: un parfait exemple de métissage musical, qui me donne envie d’écouter davantage de « musiques du monde » .

« What will you do when the storm comes your way ?

Will you run to the high ground or battle the fray ? »

2 thoughts on “Piers Faccini & Ballaké Sissoko – « One half of a dream »

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