On peut « être et avoir été », mais on peut aussi avoir été et ne plus être grand chose. C’est le cas de Didier Raoult : il a été, il fut un temps, un microbiologiste et un infectiologue de haut niveau (en tous cas il a été respecté par ses pairs, ce qui est quand même le premier critère pour juger de la qualité d’un ou d’une scientifique), mais aujourd’hui ce n’est plus qu’un vulgaire escroc, considéré comme tel par ses pairs – rappelons quand même ses travaux sur le sujet de l’hydroxychloroquine ont été dépubliés et qu’il a été interdit d’exercer la médecine pendant deux ans.
Dans un message posté le 6 octobre sur X, la poubelle du net, Didier Raoult a suggéré qu’il existe un lien de causalité entre le vaccin contre le Covid-19 et une hausse des cas de cancers : « Deux études, une italienne portant sur 300.000 cas et une sud-coréenne portant sur huit millions de cas, exposent des études épidémiologiques rapportant une augmentation des cancers chez les vaccinés (+37%) de plus chez les vaccinés en Corée« . Et il se permet de triompher en disant que les antivax avaient raison : « C’est nous les gentils ! » [Cette formule fait penser à un président orange qui porte une casquette rouge sur laquelle il est inscrit « Trump was right about everything« , et qui aime bien diviser le monde en deux camps, les gentils et les méchants : dans les deux cas c’est la même malhonnêteté intellectuelle, le même délire de grandiosité et la même morale puérile.]
Comme de bien entendu, ce tweet, qui a été lu plus de 600.000 fois, s’est répandu de façon virale dans la complosphère, relayé par une armada de Jean-Michel et de Monique Jesachions, et il a été mentionné dans la nouvelle émission de Cyril Hanouna. Il ne s’agit pas du délire d’un obscur internaute uniquement suivi par lui-même, mais d’une manœuvre d’enfumage sciemment déclenchée par un influenceur complotiste qui a pignon sur rue, et qui peut donc provoquer d’énormes dégâts, non seulement en termes de santé publique, mais aussi parce qu’il contribue à diffuser la mentalité complotiste sur d’autres sujets et dans la société tout entière. C’est pourquoi ce tweet de Didier Raoult a suscité une grande indignation dans la communauté des scientifiques et des médecins engagés dans la lutte contre la désinformation médicale. Comme le résume Jérôme Barrière, oncologue et membre du conseil scientifique de la Société française du cancer, « Didier Raoult présente les choses de manière alarmiste et non objective. Il met en avant des chiffres d’augmentation de cas de cancer, sans expliquer ce que cela veut dire. Il induit un lien entre la vaccination Covid et une explosion de cas. [Or], l’ensemble de faisceaux de preuves disponibles rend excessivement improbable l’existence de ce lien« .
Dans ce très bon petit article publié sur le site de France Info (« Existe-t-il un lien entre la vaccination contre le Covid-19 et le cancer, comme le suggère Didier Raoult ? « ), Armaël Balogog donne la parole à plusieurs scientifiques et médecins qui dressent une liste (sans doute non exhaustive) des erreurs méthodologiques, des mensonges ou des arnaques dans lesquelles s’avachit Didier Raoult avec ce tweet (en l’occurrence, c’est Mediapart qui était « right about Raoult »)
1) L’étude italienne, réalisée par 11 chercheurs des universités de Bologne et de Ferrare, porte sur les données hospitalières de la région de Pescara entre juin 2021 et décembre 2023. « Pendant cette période de 30 mois, près de 300.000 personnes âgées de plus de 10 ans ont été prises en charge à l’hôpital, dont une grande majorité de patients vaccinés contre le Covid-19 (83,3%). L’étude a voulu déterminer, en comparant cette population à celle non vaccinée, s’il existait un surrisque de décès et d’hospitalisation pour cancer, selon le statut vaccinal. »
Cette étude pointe en premier lieu que « la mortalité [toutes causes confondues] chez les non-vaccinés était nettement supérieure à celle des personnes ayant reçu au moins une dose ou au moins trois doses de vaccin« . La mortalité des non-vaccinés représente quasiment le double (3,56%) de celle des vaccinés ayant reçu au moins une dose (1,93%). Bref, comme le résume auprès Manuel Rodrigues, vice-président de la Société française du cancer, « On meurt moins que les autres quand on est vacciné. (…) C’est quand même le résultat principal de cette étude, et Didier Raoult omet de le mentionner » .
>> Malhonnêteté n° 1.
2) L’étude constate que les vaccinés présentaient un risque plus élevé d’être hospitalisés pour cancer que les non-vaccinés (+23% pour ceux ayant reçu une ou deux doses et +9% pour ceux ayant reçu trois doses). MAIS attention : ces chiffres ont été calculés lorsque le délai minimal entre la vaccination et l’hospitalisation était de 6 mois. Lorsqu’on les calcule avec un délai de 12 mois minimum, le groupe ayant reçu une dose ne présentait plus de risque significatif, et celui ayant reçu trois doses montrait même un risque d’hospitalisation nettement réduit (-10%) par rapport aux non-vaccinés ! Comme le souligne Manuel Rodrigues, « dans l’étude italienne, les chercheurs voient que ce risque augmente dans les 12 premiers mois, avant de s’inverser, passé ce délai. Cela veut dire que l’association statistique est instable, et donc qu’elle n’est pas réelle. »
Il est important de souligner que les auteurs de l’étude ont eux-mêmes affirmé que l’on ne peut PAS imputer les cas de cancer au vaccin contre le Covid-19 : « Nous obtenons des données contradictoires qui ne nous permettent pas de tirer des conclusions claires. (…) De nombreux militants du mouvement antivax essaient de passer en revue nos données pour prouver l’existence d’une association entre le vaccin contre le Covid-19 et le cancer. Mais celle-ci n’est pas démontrée par notre étude. »
>> Malhonnêteté n° 2.
3) Les auteurs de l’étude italienne ont eux-mêmes bien conscience qu’elle comporte de nombreuses limites méthodologiques et d’interprétation. Ils ont constaté une corrélation entre la vaccination contre le Covid-19 et le risque d’hospitalisation pour cancer, mais ils ne vont pas jusqu’à parler d’un lien de causalité entre ces deux phénomènes (et pour cause : jusqu’à preuve du contraire il n’y en a pas). Didier Raoult s’empresse pourtant de sous-entendre que ce lien existe, ce qui revient à ne pas faire de différence entre corrélation et causalité : c’est pourtant une erreur que n’importe quel·le étudiant·e de première année de licence de sciences apprend à ne pas faire ! Comme le dit plaisamment Jérôme Barrière, « C’est comme conclure que le fait de manger une glace augmente le risque de se noyer. En réalité, le facteur commun, c’est la chaleur : quand il fait chaud, on va plus se baigner, et on va également plus manger de glaces. » Selon l’oncologue, si l’étude italienne met à jour un lien de causalité entre les deux phénomènes, le plus plausible est qu’il soit inverse de ce que Raoult sous-entend : « Lorsqu’on a un cancer, on a plus de chances d’être vacciné » .
Les auteurs de l’étude sud-coréenne, eux aussi, évoquent une simple « association » entre vaccination et cancer, sans jamais conclure à une relation de causalité entre les deux. Comme ils l’écrivent à plusieurs reprises, « Des études complémentaires sont nécessaires pour élucider les liens de cause à effet potentiels » . Mais Raoult ne s’embarrasse pas de ce genre de précautions (il faut dire que cela fait longtemps qu’il n’est plus scientifique).
>> Malhonnêteté n°3.
4) Quatrième lacune de l’étude italienne citée par Raoult : elle compare des populations qui ne sont pas du tout comparables, si bien que la leçon qu’en tire le vieux professeur marseillais n’a strictement aucune valeur.
Là encore, les scientifiques mettent eux-mêmes en garde contre ce biais de leur propre étude (à croire que Raoult ne l’a pas lu, ou ne l’a pas comprise – plus probablement il fait semblant de ne pas l’avoir comprise !) : parmi les 300.000 personnes étudiées, les vaccinés étaient nettement plus âgés que les non-vaccinés (dix ans de plus en moyenne), et ils avaient donc en moyenne un âge auquel le risque de cancer est sensiblement plus élevé. Comme le résume Manuel Rodrigues, « Les personnes non vaccinées étaient peut-être des personnes jeunes, et moins à risque, tandis que les personnes vaccinées, une, deux, trois fois, étaient probablement des personnes plus à risque de développer un cancer. »
Dans le même ordre d’idées, les chercheurs italiens alertent eux-mêmes sur un autre biais de leur étude : comme la communauté scientifique et médicale le sait depuis longtemps, les vaccinés sont des personnes qui font en général bien plus confiance à la médecine, ce qui les amène à consulter davantage de médecins, et donc à être diagnostiqués pour cancer plus souvent et plus vite que les autres.
>> Malhonnêteté n°4.
5) Quant à l’étude sud-coréenne, elle aussi a déjà été vivement critiquée par des pairs qui sont en charge de la valider (ou de l’invalider, eh oui c’est comme ça que fonctionne la science, Jean-Michel). Comme le souligne très justement un observateur sur le site PubPeer, le suivi des deux groupes (qui n’a duré qu’un an) « risque bien plus d’observer des cancers préexistants [avant la vaccination] que de détecter de nouveaux cancers » . Jérôme Barrière confirme ce point de vue : « Ce n’est pas en six mois ou un an qu’on peut observer un surplus de cancers. Il faudrait voir sur dix ans » .
Ce qui est en cause ici, c’est ce qu’on appelle classiquement un « biais de surveillance » , selon lequel « les personnes vaccinées ont davantage de contacts avec le système de santé, surtout dans un contexte de rebond des dépistages post-pandémiques. Donc davantage de cancers sont dépistés. »
>> Malhonnêteté n°5.
Jérôme Barrière peut alors résumer ce qu’il pense du tweet de Raoult : « Présenter ces études [italienne et sud-coréenne] comme des preuves, incitant potentiellement la population, notamment les plus fragiles, à ne pas aller se faire vacciner alors que l’épidémie est toujours présente, c’est irresponsable. »
Il y a quelques années, j’avais publié un article sur la « loi de Brandolini » , que l’on peut résumer ainsi : la quantité d’énergie, de temps et de connaissance nécessaire pour réfuter du bullshit est beaucoup plus importante que celle qui a permis de le créer.
Il a suffi de quelques minutes à cet imposteur qu’est devenu Raoult pour pondre un post malhonnête et manipulateur.
Il a suffi de quelques dizaines de secondes et de quelques clics à des bataillons de complotistes bas de plafond pour se palucher sur ce tweet et pour le partager avec des commentaires claironnant des « Je le sachions depuis le début, révéyé vous lé gens ! »
Mais il a fallu des heures et des heures à des experts reconnus et à des journalistes spécialisés pour debunker cette énième arnaque, dont les conséquences en termes de santé publique sont et seront gravissimes (il faut le dire, Raoult et les autres influenceurs complotistes et antivax ont du sang, beaucoup de sang sur les mains).
Et dire que cette misère ne fait que commencer…
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Ah oui, pour celles et ceux qui admirent encore le bonhomme, sachez qu’il est aussi climatosceptique (Bon pote a écrit un très bon article sur le sujet), et qu’il s’est aussi ridiculisé en publiant un bouquin truffé d’erreurs dans lequel il prétend « dépasser Darwin » (my god, plus c’est gros plus ça passe).




