Il y a quelques semaines, j’ai lu grâce à mon ami Laurent un article très intéressant consacré au livre d’un auteur américain qui aborde notamment la façon dont nous pourrions mieux gérer notre temps pour le consacrer à ce qui nous importe le plus (« La protection du temps »).
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Pour cela, écrit Sahil Bloom, il faut commencer par comprendre et intégrer vraiment que notre temps est fini et qu’il ne reviendra pas : chaque jour qui passe est passé à jamais. « Memento mori » … C’est un thème pour le moins classique dans l’histoire de la philosophie. L’un des textes les plus beaux que je connaisse est De la brièveté de la vie, un court traité dans lequel Sénèque décrit par le menu les diverses façons qu’ont inventées les hommes pour gaspiller leur vie : « Arrivés à l’extrémité de leur existence, les malheureux comprennent trop tard qu’ils se sont, tout le temps, affairés à ne rien faire. »
Il faut ensuite, écrit Bloom, se concentrer sur ce qui compte vraiment et ignorer le reste (en tous cas l’ignorer autant que possible).
Enfin il faut choisir de façon consciente comment on dépense son temps – à quoi, à qui, à quelles activités, avec quels buts, à la recherche de quel sens.
Ce que je viens de décrire, c’est que Sahil Bloom appelle « les 3 piliers de la richesse du temps » .
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Une fois qu’on s’est fixé l’objectif de mieux utiliser son temps, on peut utiliser des « systèmes pour optimiser son temps » . Sahil Bloom en identifie une dizaine, comme par exemple :
(1) Le « calendrier d’énergie » , qui consiste à répartir les différents événements ou les différentes activités de notre journée (ou de notre vie) en trois grandes catégories :
– ce qui nous donne de l’énergie (codé en vert)
– ce qui est neutre (codé en jaune)
– ce qui nous bouffe de l’énergie et nous épuise (codé en rouge)
Évidemment, le but est alors d’augmenter le temps consacré à ce qui est vert, de ne pas s’épuiser dans ce qui est jaune ou à le déléguer, et d’éliminer autant que possible ce qui est rouge.
Jusque là, fastoche.

(2) La « liste noire » , qui consiste à identifier les activités ou les objectifs dans lesquels on a tendance à se disperser et qui nous éloignent de ce qui est vraiment essentiel, si bien qu’au final on ne réussit rien, en tous cas rien de vraiment important à nos yeux, et donc rien de vraiment gratifiant. Bloom conseille de noter 25 objectifs qui nous semblent importants, puis d’entourer les 5 qui nous semblent les plus importants, et enfin de cesser de poursuivre les 20 autres (oui, carrément). C’est déjà un exercice qui interroge un peu.
(3) La « matrice d’Eisenhower » , qui consiste à faire la distinction entre ce qui est urgent (ce qui réclame notre attention dans l’immédiat) et ce qui est simplement important (ce qui nous fait avancer vers nos objectifs mais sans que ce soit essentiel ou prioritaire). On peut donc classer chaque activité ou tâche en 4 catégories : ce qui est urgent + important ( → priorité absolue), ce qui est « important mais pas urgent » ( → à faire, mais pas forcément tout de suite), ce qui est « urgent mais pas important » ( → à déléguer autant que possible), et enfin ce qui n’est « ni urgent ni important » ( → « à ignorer sans se sentir coupable » ).
J’ai quand même envie de dire que les activités que l’on a envie d’ignorer et de déléguer, dans bien des cas elles sont exaspérantes et vides de sens aussi pour les autres (même chose pour les métiers…). Ça me paraît donc important de ne les déléguer qu’à des gens qui aiment ça et qui y trouvent leur compte, ou en tous cas de les leur confier dans des conditions correctes. Il ne s’agit quand même pas de se défausser des merdouilles de l’existence et de s’en laver les mains. Si tout le monde suivait aveuglément la matrice d’Eisenhower, il n’y aurait sûrement pas beaucoup de chiottes et de sous-vêtements propres sur cette terre…) Je trouve donc que c’est quand même important de se faire sa part de ce qui est « ni urgent ni important », notamment dans une relation de couple.
(8) « L’art de dire non » . Ici il y a deux règles assez simples en théorie, mais pas forcément faciles à suivre (notamment si comme moi on est facilement sous l’influence de ce qu’on appelle en analyse transactionnelle le driver « Fais plaisir » ) : « Ne dis jamais oui à un engagement que tu ne voudrais pas accepter tout de suite » , et « Vérifie toujours si ça correspond à tes vraies priorités. »
L’auteur de l’article explique que lorsqu’il a terminé sa phase d’exploration et qu’il sait exactement ce qu’il doit faire pour atteindre ses objectif, il dit « non à tout » , « Parce que je sais exactement ce qu’il faut faire alors il faut juste le faire. »
Là encore, je trouve que c’est bien dogmatique et éloigné de ce qui est nécessaire pour maintenir une vie sociale riche et satisfaisante, avec de l’entraide et de la réciprocité. Comme souvent, on touche ici l’une des limites de ces guides écrit par des coaches de vie : ils visent à l’efficacité mais oublient un peu facilement la dimension éthique, qui commande de faire au moins de temps en temps des choses qui nous dérangent dans la poursuite de nos objectifs.
(10). Privilégier les « créateurs d’énergie » . Cela consiste à utiliser le temps gagné pour faire des activités qui nourrissent son énergie, sa joie et son équilibre psychique, par exemple faire du sport ou de la musique, dessiner, cuisiner, jardiner (ou bien écrire des textes et des chroniques musicales pour alimenter son site Internet personnel, même si personne ne les lit). Parce que là on est « dans le flow », c’est-à-dire dans un état mental où on est tout entier absorbé par ce que l’on fait, où le temps passe sans qu’on s’en rende compte. Parce que ça permet d’en sortir avec plus de pêche pour faire autre chose.
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Mais avant tout cela, il y a dans ce chapitre de Sahil Bloom un aspect beaucoup plus vertigineux, qu’il appelle « La question la plus importante » : « Combien de temps il vous reste à passer avec les gens que vous aimez? »
En effet c’est une question importante, et même cruciale, parce qu’elle nous met sous le nez le fait qu’en réalité, pour les gens de mon âge en tous cas, la réponse est « pas beaucoup ». Ce serait donc une bonne idée d’arrêter de gaspiller notre temps dans des activités insignifiantes et/ou avec des gens qui ne nous apportent rien.
Comme le chante Morrissey dans le merveilleux morceau des Smiths « Heaven knows I’m miserable now » , « In my life, / why do I give valuable time / to people who don’t care if I live or I die ? »
Dans « Aprile », l’un des films de mon réalisateur préféré, le personnage principal, joué par Nanni Moretti lui-même, rencontre dans une soirée une personne qui sort soudain un mètre ruban enrouleur et qui lui demande à brûle-pourpoint : « Jusqu’à quel âge tu crois que tu vas vivre ? » Un peu désarçonné, Nanni répond « 80 ». Le jeune homme garde alors 80 centimètres sur le ruban, puis il demande à Nanni quel âge il a. Pour finir il retire le même nombre de centimètres que le nombre d’années qu’il déjà vécues, et il lui colle le mètre enrouleur sur lequel il reste moins, nettement moins que 80 centimètres. Prends ça dans la face, Nanni…
Mais revenons au livre de Sahil Bloom. Dans la double page ci-dessus, quatre graphiques représentent le nombre moyen d’heures que nous passons par jour, au cours de notre vie et aux différents âges de notre vie, avec quatre catégories de personnes : nos enfants, nos amis, notre partenaire de vie (notre conjoint·e), et nos collègues / relations de travail. Il y a de quoi méditer longtemps sur ces quatre graphiques, et on peut en tirer quelques leçons.
1) Bien entendu, le temps que nous passons avec nos enfants occupe une grande partie de nos journées lorsqu’ils sont jeunes (je parle évidemment des gens normaux, ceux qui s’intéressent à leurs enfants et qui aiment passer du temps avec eux). Cela dure une décennie environ, jusqu’à ce que leur monde se diversifie avec l’école, les copains et les copines, les potes, puis les amis et les amours. Une fois que les enfants ont atteint une dizaine d’années, une fois qu’ils ont une clé pour rentrer à la maison, le temps que l’on passe avec eux ne fait que baisser, sauf exception.
Comme l’a écrit Françoise Giroud dans une phrase qui m’a beaucoup marqué, « Nous n’aurons pas dans leur vie la place qu’ils ont dans la notre » – et j’ai envie d’ajouter « Encore heureux pour eux ». Pour ma part, je souffre vraiment de l’éloignement géographique avec les enfants, je voudrais les voir plus souvent, pour moi c’est LA relation la plus précieuse, celle à laquelle j’accorde toujours la priorité, dès que je le peux.
2) Au cours de notre vie, en moyenne (bien sûr il y a des gens plus heureux que d’autres sur ce sujet…), c’est avec notre partenaire de vie (ou nos partenaires de vie…) que nous passons le plus de temps, et ce pendant la partie la plus longue de notre vie. Ce n’est donc pas l’idée la plus débile du monde de le (ou de les) choisir avec soin, de faire gaffe aux red flags et d’éliminer sans état d’âme les gens avec qui on pourrait se rendre la vie infernale. Ce n’est pas absurde non plus de nourrir et de protéger la relation amoureuse, de faire en sorte qu’elle reste vivante, réconfortante, joyeuse, riche, et sur autant de plans que possible.
Personnellement je ne peux pas imaginer vivre une relation amoureuse sans qu’il y ait à la fois un partage émotionnel fort, une communication fluide et respectueuse, un accord solide sur des valeurs essentielles et sur des centres d’intérêt communs (notamment quant à la manière de vivre avec nos enfants), des échanges intellectuels stimulants, et une intimité agréable. À mon avis, s’il n’y a pas au moins un peu de tout cela, autant se rabattre sur les trois autres types de relations.
3) Contrairement à ce qu’on aurait peut-être tendance à penser spontanément, on ne passe pas tant de temps que ça avec nos ami·es. On les voit beaucoup quand on est très jeunes, à l’école et dans le système scolaire. Cela dit est-ce qu’alors ce sont vraiment des ami·es ? Je n’en suis pas sûr… On les appelle ainsi, mais en réalité ce sont plutôt des copains et des copines. À mon avis en tous cas, pour que l’on puisse vraiment parler d’amitié, il faut deux choses : du temps passé ensemble, sur une période longue, et plus encore peut-être, le fait d’avoir partagé des choses intimes, le fait de s’être confié et d’avoir reçu des confidences. Ce qui fait l’amitié, au fond, c’est le fait d’avoir des souvenirs communs, le fait d’avoir ri ensemble, pleuré ensemble, fait des conneries ensemble, mené des projets ensemble, joué ensemble, écouté de la musique ensemble… Pour ça il faut passer du temps avec ses ami·es, et pas seulement pour « se voir », mais pour vraiment échanger et partager. C’est l’une des dimensions de ma vie que je voudrais développer, parce que mes ami·es me manquent cruellement.
4) Le quatrième graphique illustre à quel point nous sommes dévoré·es par le travail. Pendant plusieurs décennies de notre vie, c’est avec nos collègues, nos collaborateurs, nos clients, etc., que nous passons la majeure partie de nos vie, et personnellement je trouve ça bien triste (à moins bien sûr d’avoir la chance de travailler avec des gens qui sont aussi des amis, ou pourquoi pas avec un ou une conjoint·e avec qui on s’entend très bien).
Au fil de ce texte, j’ai glissé assez d’éléments pour que l’on comprenne bien où va ma préférence. Mes enfants sont le cœur de ma vie, puis il y a eu (et j’espère qu’un jour il y aura à nouveau) ma vie de couple, ainsi qu’un réseau amical varié, riche et affectueux. Quant au reste… Au seuil de la mort, dans les services de soins palliatifs, il n’y a pas grand monde qui regrette de ne pas avoir passé et consacré assez de temps à son travail (ou au shopping), et s’il y en a, je crois franchement que ça relève de la sociopathie.
Quand j’étais étudiant, je fantasmais assez souvent sur une vie solitaire, sur une quête d’autosuffisance émotionnelle. Heureusement je suis sorti de ce délire mortifère, j’ai compris que je suis un mammifère social et que j’ai besoin de vivre en étant très bien entouré. Ce n’est pas pour rien que je dis souvent que j’aspire à être rejoint sur mon lieu 😉
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« Suis ton plan, cher Lucilius. Reprends possession de toi-même. (…) Si tu y prends garde, la plus grande part de la vie se passe à mal faire, une grande à ne rien faire, le tout à faire autre chose que ce qu’on devrait. (…) C’est notre erreur de ne voir la mort que devant nous : en grande partie déjà on l’a laissée derrière ; tout l’espace franchi est à elle. » (Sénèque, « Lettres à Lucilius » )


