Spiritualized – « Broken heart »

« Ladies and gentlemen we are floating in space« : c’est le titre curieux et troublant du troisième album du groupe britannique Spiritualized, qui a été son premier succès commercial, et dont la réception critique a été extrêmement positive: il a même été désigné comme album de l’année 1997 par le magazine musical indépendant NME (et pourtant c’était la même année que le « OK computer » de Radiohead!). Télérama a décrit ce disque comme « une odyssée spatiale autant qu’émotionnelle, qui alterne les moments de rock épique et de fragilité avec des compositions déconstruites, aussi brutes que charnues« : je trouve que cette phrase rend bien justice à sa variété et à son ambition.

Flotter dans l’espace, ça décrit joliment ce qui se passe en nous lorsque nous nous sentons euphorique à l’annonce d’une grande et belle nouvelle, ou lorsque nous avons enfin atteint un objectif auquel nous tenions tant, ou lorsque l’amour pointe le bout de son nez. La vie semble alors si facile, si gaie et si légère qu’on a l’impression de glisser sur coussin d’air.

Mais l’impression de flotter peut aussi être douloureuse et même oppressante, par exemple quand elle renvoie à la sensation de n’être fixé nulle part, de ne pas avoir d’attaches assez solidement ancrées pour se dire que ça y est, ça y est ENFIN, on a trouvé l’endroit où on a envie de s’installer pour de bon parce qu’on s’y sent tout à fait chez soi, on a trouvé les gens avec qui on a envie de passer le reste de sa vie parce qu’on se sent en paix et joyeux avec eux, on a trouvé l’activité à laquelle on a envie de se consacrer parce qu’elle nous procure un sentiment d’accomplissement…

Ces dernières (trop longues) années, j’ai vécu avec la sensation d’être à la dérive sur ces différents plans, d’être dévoré par l’angoisse, d’être englué dans des incertitudes douloureuses et paralysantes, de repousser constamment l’heure des choix de peur de prendre le mauvais chemin. Je ne flottais pas tant dans l’espace qu’entre deux eaux.

Dans cette chanson au titre évocateur, c’est clairement la deuxième dimension qui s’exprime.

Il faut dire qu’à l’époque, Jason Pierce, le chanteur et frontman de Spiritualized, vient d’être quitté par la claviériste du groupe Kate Radley, partie pour se marier avec Richard Ashcroft, le leader du groupe concurrent The Verve. C’est peu dire qu’il en est profondément affecté: « All I want in life is a little bit of love to take the pain away« , chante-t-il dans la première chanson de l’album…

Musicalement, « Broken heart » est une superbe et douce-amère extase orchestrale, composée de nappes et de boucles hypnotiques de synthés et de cuivres, striée de violons lancinants et un peu stridents. Tout cela me rappelle fortement la BO de Michael Nyman pour « Bienvenue à Gattaca » (qu’en penses-tu Elric?).

Chanté par Jason Pierce d’une voix blanche et à fleur de peau, le texte exprime une faiblesse, un chagrin et une résignation qui semblent insurmontables. La formule « I have a broken heart » revient à cinq reprises, et elle est quatre fois précédée de « Lord« , comme si Jason suppliait qu’on vienne le sauver du malheur.

Cet homme fantomatique qui n’a même plus la force de sourire ou de rêver (« I’m too busy to be dreaming of you« ), qui ressent sa vie comme un immense gâchis (« And I’m wasted all the time« ), dont le désespoir transpire par tous les pores, je le trouve infiniment émouvant, car il me rappelle les sensations de vide et de détresse qui m’ont si souvent submergé. Quand je me retourne sur mon parcours, j’ai l’impression d’avoir moi aussi passé une grande partie de ma vie avec un coeur brisé, et comme ça ne fait pas si longtemps que j’apprends à le réparer et à en prendre soin, parfois il suffit d’un léger coup de canif pour qu’il saigne à nouveau.

Et même lorsque je m’efforce de camoufler la blessure sous un sourire, comme Jason Pierce, les larmes ne sont pas forcément bien loin. Heureusement le sourire ne s’en laisse plus conter, et il est souvent assez fort pour reprendre le dessus…

« And I’m crying all the time

I have to keep it covered up with a smile »

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