IA: Décimation en vue dans les métiers de services?

L’impact de l’IA sur le marché de l’emploi, c’est une déferlante qui enfle et qui va anéantir une immense partie du secteur des services. Trois articles de presse pour en prendre (un peu) la mesure.

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En pleine période de corrections de copies, je suis tombé sur un article des Echos (« « La machine lit 10.000 fois plus vite qu’un humain » : comment l’IA bouleverse la pyramide des cabinets d’avocats » ) qui m’a fait me demander ce que deviendront dans quelques années une grande partie des jeunes juristes qui sont formé·es dans la Faculté de droit où j’enseigne 🤔

« Traditionnellement, les avocats juniors des grands cabinets effectuent des tâches à faible valeur ajoutée et à forte intensité horaire, comme le classement de documents et la recherche juridique. Des missions qui pourraient être confiées à l’intelligence artificielle. »

Est-ce qu’un jour les avocats feront écrire leurs plaidoiries par l’IA? Il y a 2-3 ans je ne l’aurais pas cru, mais aujourd’hui je me dis qu’à la vitesse à laquelle elle progresse, ça me semble hautement probable, et dans très peu de temps. En attendant, « les professionnels du droit ont déjà recours à l’IA pour de nombreuses tâches. Synthèse et classement de documents, recherche juridique, rédaction de certains actes… »

Forcément, si comme le dit le titre de cet article « La machine lit 10.000 fois plus vite qu’un humain » , celui-ci ne peut pas lutter, pas plus qu’il ne peut rivaliser avec un tractopelle, une grue ou une moissonneuse-batteuse…

La même chose pourrait être dite, avec quelques nuances (une ampleur plus ou moins grande, ou un calendrier différent), pour des tas d’autres professions du secteur tertiaire: dans la finance (banques ou assurances), dans la comptabilité, dans l’édition ou la traduction, dans le graphisme, dans la gestion des ressources humaines, dans la relation client, mais aussi dans le journalisme, dans la communication, dans l’informatique, et même dans le travail social ou l’enseignement, je n’en doute pas. Le dessin ci-dessus donne une idée de la forme que la pourrait prendre la courbe du chômage dans le secteur tertiaire 😬

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Deux jours plus tard, je tombe cette fois sur un article du Monde (« Les premiers pas en entreprise entravés par l’IA » ) tout aussi inquiétant. « En les privant de tâches simples comme des comptes rendus de réunion ou des tableaux Excel, l’intelligence artificielle remet en question l’apprentissage des jeunes diplômés à leur métier. Et menace les connaissances à acquérir pour gagner en maturité au cours d’une carrière professionnelle. »

Et ça c’est quand ces jeunes trouvent un boulot… mais l’IA est déjà utilisée pour remettre en question l’utilité des nouveaux recrutements. Le 7 avril, le PDG de la plateforme de vente en ligne Shopify, Tobi Lütke, a prévenu dans un courrier qu’avant toute nouvelle embauche, ses équipes devaient l’assurer qu’elles ne pourraient pas faire le même travail avec l’IA…

A titre d’exemple, ma fille Aurore me dit que dans son master de traduction audiovisuelle (le plus coté de France, celui dans lequel jusqu’ici une embauche était garantie en fin de M2), ses camarades n’ont pas tous trouvé de stage (première fois d’après ses profs), car certaines entreprises n’ont pas pris de stagiaire cette année.

Et ce n’est que le début. Décidément je n’aimerais pas être à la place des jeunes qui vont avoir à chercher un premier emploi dans les mois ou les années qui viennent… 🥺

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Et le lendemain, troisième article dans Les Echos, pire encore si c’est possible: « « L’IA va venir vous prendre votre job… et le mien aussi » : cette figure de la tech qui appelle les humains à se réveiller« .

Micha Kaufman est directeur général de Fiverr, une entreprise de la tech américaine (une plateforme de mise en relation entre freelances et employeurs).

Le mois dernier, il a envoyé à l’ensemble de ses salarié·es un mail brutal à propos de l’intelligence artificielle, dont l’idée générale est la suivante : « L’IA va venir vous prendre votre emploi, et le mien aussi. » « Peu importe que vous soyez développeur, designer, product manager, data scientist, avocat, représentant du service clients, commercial ou que vous exerciez dans la finance, l’IA s’attaque à vous« . [Oui vous avez bien lu: « L’IA s’attaque à vous. »]

Kaufman considère que « l’IA bouleverse le niveau des tâches que peuvent effectuer les salariés. Plus besoin de faire celles considérées comme faciles jusqu’alors, puisque l’IA peut s’en charger. Dans le même temps, les tâches qui semblaient jusqu’alors compliquées deviendront faciles. Et celles qui semblaient impossibles seront juste difficiles. » Dès lors, « Si vous ne devenez pas un talent exceptionnel dans ce que vous faites, un maître, vous devrez changer de carrière dans quelques mois. Je n’essaie pas de vous faire peur. Je ne parle pas de votre travail chez Fiverr. Je parle de votre capacité à rester dans votre profession dans l’industrie. » [sous-entendu, c’est partout pareil]

Ce qui se profile à travers ce genre de discours, c’est une sorte de TINA technologique (« There Is No Alternative », le vieux slogan de Margaret Thatcher). Comme l’écrit encore Kaufman, il faut accepter le tsunami qu’est l’IA, prendre le taureau par les cornes et se former, sinon on est condamné à l’obsolescence et on sera envoyé dans les nouvelles du marché du travail avant même d’être en poste. « Ceux qui ne comprennent pas rapidement cette nouvelle réalité sont malheureusement condamnés. »

Ce qui se profile, c’est une sorte de course sans fin que les humains sont certains de perdre.

Ce dirigeant donne bien quelques conseils. « Étudiez, recherchez et maîtrisez les dernières solutions d’IA dans votre domaine. Essayez plusieurs solutions et découvrez ce qui vous donne des superpouvoirs » , à savoir celles qui permettent de « faire plus, plus vite » , qui plus est avec de meilleurs résultats. Et bien sûr il ne faut pas attendre d’être dans le pétrin pour se former, il faut être « proactif » (l’un des mots à la mode dans cette insupportable vulgate managériale), par exemple en sollicitant des collègues compétents sur l’IA pour bénéficier de leurs connaissances.

« À ces salariés qui utilisent encore les moteurs de recherche classique dans leur travail, le dirigeant leur demande de tourner la page. « Google est mort » , lâche-t-il. À l’en croire, l’intelligence artificielle générative est désormais la base, et faute de l’utiliser « comme des experts, votre valeur diminuera avant même que vous ne vous en rendiez compte. (…) Si vous travaillez comme en 2024, vous vous trompez ! (…) Je ne pense vraiment pas qu’un avenir professionnel prometteur vous attende si vous ne tenez pas compte de la réalité ». »

Les conséquences en matière de politique de recrutement sont déjà tangibles : comme ce patron le dit clairement, « Ça n’a pas de sens d’embaucher de nouveaux salariés avant d’apprendre à faire davantage avec ce que l’on a. » Autrement dit, son entreprise cherchera à automatiser un maximum de tâches, et ce n’est que si l’IA ne lui suffit pas qu’elle songera à une éventuelle embauche.

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Depuis au moins 15 ans, je me dis que pour des raisons énergétiques, la société du tertiaire est vouée à s’effondrer un jour ou l’autre, et qu’à l’avenir il y aura à nouveau dans la population active une proportion importante de gens qui travailleront dans l’agriculture, l’artisanat ou la réparation (sans parler du soin à la personne, qui est quand même difficilement remplaçable par l’IA).

Depuis le début, la notion de « société de la connaissance » m’est apparue comme un miroir aux alouettes. Croire que nous autres occidentaux nous allons nous réserver les tâches nobles de conception et de pilotage et d’évaluation (soi-disant à forte valeur ajoutée), tandis que les peuples des pays émergents resteront cantonnés dans des tâches subalternes mal payées au sein d’usines gigantesques, c’est d’une prétention assez sidérante.

Mais l’IA accélère le processus de façon foudroyante. L’impact de l’IA sur le marché de l’emploi, c’est une déferlante qui enfle et qui va anéantir une immense partie du secteur des services. Nous avons conçu presque l’entièreté de nos sociétés sur le tertiaire, qui va s’effondrer encore bien plus brutalement que l’industrie ou la sidérurgie dans les années 70-80. Le piège va se refermer, d’autant plus en Europe puisque les géants de la tech presque tous sont américains, chinois ou coréens. Et on ne parle pas en décennies, mais en années, et même en mois pour certains métiers.

Dans ce contexte, pour les générations montantes, réfléchir à l’avenir professionnel est une puissante source d’incertitude et d’angoisse: comment savoir si on n’est pas en train de s’engager dans une profession qui sera bientôt décimée? Comment être sûr qu’on n’est pas en train d’apprendre à calligraphier juste avant l’invention de l’imprimerie?

A titre personnel, plus que jamais je pense que pour préparer nos enfants au monde qui vient et pour leur donner les ressources nécessaires pour trouver une place à coup sûr, il y a notamment le fait de leur donner des compétences pratiques et le goût du travail manuel. J’en avais déjà parlé il y a quelques années dans ce petit texte sur la « grande requalification » que m’avait demandé Terre vivante pour son site internet: « Quels savoirs et savoir-faire pour demain ? » Eh bien ça me paraît de plus en plus urgent de s’y préparer, et de préparer nos enfants à l’idée qu’ils devront peut-être (sans doute?) ne pas se diriger vers les métiers dont ils ou elles ont rêvé, ou bien les abandonner, pour bifurquer vers des activités toutes autres, souvent dans le secteur primaire ou secondaire (agriculture, sylviculture, artisanat, maçonnerie, charpente, plomberie, réparation, maintenance…)

Voilà, je retourne à mes copies, avec comme qui dirait un léger doute sur les débouchés professionnels des étudiant ·es de L1 de Droit ou de science politique dont je lis la prose à jet continu pendant presque un mois en cette période de corrections (et je dirais la même chose si j’enseignais dans le journalisme, la comptabilité, la finance, le marketing, etc.).

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