Serge Gainsbourg – « La javanaise » (live au Casino de Paris)

Je suis très partagé avec Gainsbourg, le docteur Jekyll et mister Hyde de la chanson française.

« Ne vous déplaise » , le personnage de Gainsbarre ne m’a jamais paru très sympathique, et à vrai dire j’avais de la peine pour lui, pour ses addictions, son goût puéril pour la provocation gratuite et le scandale, cette espèce de déchéance dans laquelle il a sombré dans ses dernières années. Un être humain prisonnier de son personnage, perversement encouragé par un show-biz qui jouissait de le voir faire naufrage en comptant les billets (parce que la provoc, coco, ça fait vendre), que c’est triste… Pierre Desproges a écrit là-dessus des lignes terribles, mais tellement justes.

Et puis je n’ai pas attendu Metoo pour trouver « Lemon incest » ou le « I want to fuck you » lâché en direct à Whitney Houston pour le moins malaisants. Charlotte a beau assurer que « Lemon incest » est une chanson innocente, c’est aussi elle qui a dit textuellement: « Il me faisait aller trop loin, faire des choses qui me gênaient » .

Mais Serge Gainsbourg, c’est tout autre chose: un amour de la culture, de la musique, de la littérature, de la peinture, et puis une sensibilité à fleur de peau qui culmine dans cette merveilleuse chanson, un des sommets et l’une des plus belles chansons d’amour du fameux « patrimoine de la chanson française » .

J’ai découvert en préparant ce texte que « La javanaise » est d’abord parue en face B sur deux 45 tours de Serge Gainsbourg lui-même et de Juliette Gréco, et que dans les deux cas elle est passée totalement inaperçue à sa sortie. Un bide. Un four. Avec le recul ça paraît assez incroyable, mais c’est ainsi.

La mélodie de « La javanaise » , notamment du refrain, a ensorcelé des générations d’amateurs de chanson française. Combien d’amoureux transis l’ont fredonnée avec le sourire et/ou le coeur serré ?

Mais ce qui en fait le caractère exceptionnel à mon avis, c’est surtout la subtilité et l’élégance de la poésie, et notamment cet usage raffiné de l’allitération (« J’avoue j’en ai bavé, pas vous ? » ). La langue est ici sublimée pour exprimer la fascination d’un homme amoureux d’une femme d’exception, captivante au sens plein du terme (« Vous m’avez eu » ) – une femme qu’il adore tant qu’on devrait plutôt parler de vénération.

Avec cette chanson, c’est comme si Serge Gainsbourg, cet amoureux des femmes jusqu’à l’obsession, souvent trop soumis à son propre désir pour s’empêcher d’être intrusif, avait trouvé l’équilibre idéal entre l’adoration et le respect. Dans son autobiographie de Juliette Gréco, Bertrand Dicale écrit que « La javanaise » décrit « une féminité majuscule, entre la liane vénéneuse et la caresse salvatrice » . Je ne saurais mieux dire.

La version originale est déjà belle, avec les choeurs féminins et cette diction faussement désinvolte.

Mais dans cette version, enregistrée en live au casino de Paris en 1985, « La javanaise » devient carrément miraculeuse. Serge Gainsbourg rend les armes, il se déplace doucement sur la scène, il murmure et frissonne plus qu’il ne chante, simplement accompagné par quelques synthés, et par le public qu’il invite délicatement à reprendre le refrain d’un geste lent. Libéré de Gainsbarre par la grâce de l’amour, Gainsbourg est ici un homme à nu, soudain pris d’humilité et de timidité.

Un moment magique.

« J’avoue j’en ai bavé, pas vous, mon amour ?

Avant d’avoir eu vent de vous, mon amour… »

Mon dieu que c’est beau…

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