Parue en 1975 sur l’album « Blood on the tracks » (considéré par beaucoup comme son meilleur), cette chanson a toujours été ma préférée de Bob Dylan, et de très loin. C’est une bouleversante déclaration d’amour d’un homme à une femme qui est partie quelques mois plus tôt, et qu’il n’a pas oubliée.
C’est très probablement autobiographique, car quand Dylan a composé cet album, il vient lui-même de se séparer de sa femme Sara après dix ans de vie commune plutôt tumultueuse. Bien qu’il ait toujours prétendu qu’elles étaient inspirées de nouvelles d’Anton Tchekhov, plusieurs chansons de l’album semblent porter très clairement la marque de cette rupture. La plupart de celles-ci, notamment « Idiot wind » , y laissent voir un Dylan englué dans la rancoeur et la colère comme dans des sables mouvants, avec des paroles étonnamment revanchardes et fielleuses – le chagrin fait parfois penser et dire de belles conneries.
Mais il n’y a rien de tout cela dans « If you see her, say hello » , qui est contraire lumineuse et, malgré la peine, pleine de compassion, de bienveillance et d’amour.
Ce que j’aime particulièrement dans cette chanson, c’est d’abord la subtilité avec laquelle Bob Dylan fait passer le message à nous qui l’écoutons: il construit un dialogue avec un ami commun qui est encore en contact avec son ancien amour, et à qui il demande de la saluer et de l’embrasser pour lui la prochaine fois qu’il la verra.
Mais bien plus encore, c’est le fait que cet homme se contente pas de témoigner de sa douleur et de son effroi lorsque cette femme a choisi de partir (« And to think of how she left that night, / it still brings me a chill » , « the bitter taste still lingers on / from the night I tried to make her stay » ), ou de la tristesse qui le prend encore quand il repense à leur histoire (« I’ve never gotten used to it / I’ve just learned to turn it off » ).
Il dit aussi à cette femme qu’il l’a toujours aimée pour sa liberté et son audace (« I always have respected her / for doin’ what she did and gettin’ free » ), et que les souvenirs qu’il conserve de sa vie avec elle sont doux et vibrants (« Sundown, yellow moon / I replay the past / I know every scene by heart / They all went by so fast » ).
Il lui dit également qu’il ne fera rien pour l’empêcher de s’épanouir ailleurs (« Whatever makes her happy / I won’t stand in the way » ).
Mieux encore, et plus touchant encore, il dit à cette femme qu’il veille sur elle à distance, qu’il la souhaite heureuse, et qu’elle vivra toujours en lui, comme le disent magnifiquement les vers que j’ai recopiés sous cette chronique.
C’est le texte en entier qu’il faudrait citer – ce n’est pas pour rien si Dylan a reçu le prix Nobel de littérature, quel songwriter!
Il faut quand même que j’ajoute quelques mots sur la musique.
Dans l’un des volumes de raretés (Bootleg series, volume 3), on trouve une formidable version acoustique, plus désolée mais aussi beaucoup plus puissante et émouvante, avec quelques changements dans les paroles (par exemple « If you get close to her » devient « If you’re making love to her » , « Whatever makes her happy / I won’t stand in the way » devient « For I know it had to be that way / It was written in the cards » , « From the night I tried to make her stay » devient « And I came down so hard » …), un rythme légèrement plus rapide, des riffs de guitare sèche plus toniques, et pour un solo d’harmonica pas loin d’être halluciné. C’est cette version alternative des Bootleg series qu’il faut absolument écouter!
« To think of how she left that night
It still brings me a chill
And though our separation
It pierced me to the heart
She still lives inside of me
We’ve never been apart »
[En 1993, Jeff Buckely a repris magnifiquement la version alternative aux textes plus chargés de peine, avec comme toujours une voix habitée par l’émotion, et une guitare électrique qui tour à tour lance des plaintes vers le ciel (aidée par la pédale wah wah), se débat comme un cheval de rodéo furieux, appelle à l’aide…]