« Négatif » , c’est le deuxième album de Benjamin Biolay, prolixe (c’est un double CD de plus d’une vingtaine de titres en édition limitée), ambitieux, audacieux, élégant – et pour beaucoup, énervant. Le jeune homme qu’il était alors avait décidément bien du talent, et son attitude laissait parfois penser qu’il toisait le reste de la chanson française avec une certaine morgue.
À l’époque, l’impression n’était peut-être pas trompeuse, et d’ailleurs la photo de la pochette apporte de l’eau à ce moulin: on y voit Biolay en jeune éphèbe qui se la raconte, la moue boudeuse et pas loin d’être hostile. Ce n’est que plus tard qu’il a commencé à s’adoucir et à rendre hommage avec chaleur à beaucoup de ses « collègues » grand public, comme Balavoine ou Voulzy, qu’il tient pour de très grands mélodistes. Comme tout le monde, sans doute, il lui a fallu du temps pour prendre assez confiance en lui pour ne plus avoir à se cacher derrière ce vernis un peu hautain, et pour pouvoir exprimer toute sa sensibilité.
La chanson-titre de l’album est ma préférée.
Le texte, quoiqu’un peu obscur, est clairement neurasthénique (« Me suis vidé de mon sang / Trop émotif / Je rêve d’un printemps / définitif, / car mon âme n’est que tourment…« ; « Face à l’étendue de ma peine, / que n’ai-je entendu les sirènes ?« ; « Mort ou vif, / je reste négatif, / puisque tout fout le camp« ) , et il m’a tout de suite percuté quand je l’ai écouté pour la première fois. Aujourd’hui je pense que cet auto-portrait en jeune homme « craintif » , « trop émotif » et « plaintif » me scotcherait moins, car je ne me sens plus englué dans cet état d’esprit sombre et auto-punitif. Mais je reste toujours très touché par cette confession moitié pudique, moitié audacieuse, d’un mal-être lancinant et fébrile, et par ce rêve enfantin d’un « printemps définitif » .
Une petite parenthèse: pour expliquer la personnalité mélancolique et « négative » de Benjamin Biolay, peut-être faut-il remonter un peu dans son histoire familiale. Il est l’héritier de losers qui ont affaibli ou dilapidé le legs de leurs prédécesseurs. Son arrière-grand-père maternel était Joseph Opinel, fondateur de la marque de couteaux mondialement connue, son arrière-grand-père paternel possédait une distillerie, mais ses parents ont tous deux connu un déclassement par rapport à cette réussite sociale et financière, si bien qu’il a grandi dans un milieu finalement assez modeste. Benjamin Biolay porte l’héritage d’une famille marquée par la brouille, l’échec, la défaite et la désillusion, et ce n’est peut-être pas pour rien dans la méfiance avec laquelle il aborde les sentiments et les relations humaines – par exemple dans sa rancoeur vis-à-vis de la façon dont il a été souvent décrit par la presse du temps où il formait avec Chiara Mastroianni un couple glamour (et donc agaçant, forcément agaçant).
Mais revenons à « Négatif » , la chanson.
Ce qui m’a surtout conquis dès la première écoute, c’est l’ambiance sonore. Je me laisse emporter par cette voix monocorde et désabusée, mais pourtant chaude et charnelle, par l’élégant et discret sample qui sert de rythmique dès les premières notes de l’intro, par la basse synthétique et hypnotique, par les orchestrations élégantes et subtiles (qui évoquent un peu le Gainsbourg de la période Melody Nelson), par les accords de piano, et surtout par ces puissantes et sublimes vagues de violoncelle qui s’envolent brusquement en guise de refrain instrumental. C’est classieux, et ça vole très haut.
À propos de l’album « Négatif » , Christophe Conte a écrit dans Inrocks que c’est de la « pop haut de gamme » . Très, très haut de gamme, à mon avis.
« Mais soit dit en passant
d’un ton plaintif,
je suis un enfant
si craintif »
« Je rêve d’un printemps
définitif »