Dans le mouvement de la transition, l’un des maîtres mots est « inclusif » . Il signifie que si nous voulons sensibiliser, convaincre, emporter avec nous, nous avons tout intérêt à être ouvert, compréhensif, bienveillant, accueillant vis-à-vis de celles et ceux qui ne sont pas comme nous, qui ne vivent pas comme nous, qui ne pensent pas comme nous, qui ne sont pas émus par les mêmes choses que nous (je précise, et c’est très important pour moi: sans pour autant se renier ou s’abaisser! Ce que je suis, ce que je pense, ce que j’aime, le genre de beauté qui me touche, la façon dont je vis, les valeurs que je partage, tout cela a aussi de la valeur, et mérite aussi d’être valorisé et défendu).
Alors quand une amie m’a fait découvrir cette vidéo de « Feeling good » (merci Laeti!), chantée par la grande Nina Simone et mimée en langue des sourds par Anna Magalhães, j’ai tout de suite eu envie de l’intégrer à cette playlist annuelle.
À l’origine, « Feeling good » a été créée en janvier 1965 pour une comédie musicale anglaise, « The road of the greasepaint. The smell of the crowd » . Elle aborde le thème de la libération des esclaves en décrivant l’ivresse qu’ils ont ressentie lors de leur émancipation, grâce à une foule d’images naturalistes (les oiseaux qui volent haut, les rivières qui coulent libres, les libellules dehors au soleil, les papillons qui s’amusent, les étoiles qui brillent, le parfum des pins…)
Le soulagement de « dormir en paix » , enfin.
Depuis 1965, « Feeling good » a été reprises d’innombrables fois par des artistes très variés (John Coltrane ou Ahmal Jamal pour le jazz, Muse ou Eels pour la pop ou le rock, George Michael ou Ed Sheeran pour la variété internationale, et même le DJ Avicii).
Beaucoup de ces reprises, notamment dans la période récente, manifestent une incompréhension complète, pour ne pas dire une ignorance crasse de l’histoire et des rapports sociaux aux Etats-Unis. Elles réduisent la formule « Feeling good » à l’expression d’un bonheur individualiste, fondé sur le plaisir, le fun, la dolce vita, l’optimisme, et surtout sur la beauté, la santé et la vigueur du corps (voir par exemple la sirupeuse reprise bossa nova de Chris Connor). Quelle erreur…
Mais la reprise la plus marquante est incontestablement celle de Nina Simone, pour des raisons à la fois artistiques et politiques. Seulement quelques mois après le démarrage de la comédie musicale, Nina Simone en propose une version classieuse, fière et majestueuse.
Dans la comédie musicale, « Feeling good » ressemblait à un spiritual assez classique, aérien et un peu emphatique, avec des flûtes et des cuivres légers. Plutôt que d’inviter les Afro-Américains à combattre, elle remerciait pour la liberté qu’ils ont déjà ont obtenue, et pour le reste elle semblait s’en remettre au destin ou au bon vouloir de Dieu.
Mais on est alors en plein mouvement en faveur des droits civiques. Nina Simone et son arrangeur Hal Mooney, qui le soutiennent, vont donc transformer la chanson en un hymne séduisant (grâce aux cordes et à la mélopée qui démarre a capella), mais aussi tonitruant, presque menaçant (les trombones pétaradants, et la voix qui descend dans les graves). Ici il ne s’agit plus de se satisfaire de la liberté déjà acquise et d’attendre ou d’espérer que le temps fasse son effet afin que l’émancipation soit complète: le poing dressé, Nina Simone prévient l’oppresseur que le temps de la révolte est venu.
Dans la version originale, « Feeling good » parlait de la liberté recouvrée, mais avec Nina Simone elle évoque la libération à venir et l’égalité des droits à conquérir. C’était une prière intime, c’est devenu un chant politique, une revendication en musique. Pour qu’un jour, toutes et tous puissent avoir la même chance, exactement et rigoureusement la même chance, de pouvoir se dire en son for intérieur: « I’m feeling gooood! »
« Yeah freedom is mine
and you know how I feel
It’s a new dawn
It’s a new day
It’s a new life for me…
and I’m feeling gooood! »
Une autre éblouissante version, celle de John Coltrane au sax tenor, avec une introduction merveilleuse au piano de McCoy Tyner:
Autre très belle version encore, la reprise folk de Bobbie Gentry, accompagnée par sa seule guitare. « Feeling good » devient ici « une ballade où s’affirme une liberté féminine tranquille, comme une autarcie érotique bien assumée » (Télérama):