J’écoutais énormément Francis Cabrel quand j’avais 15-16 ans, notamment pour ses ballades romantiques: « La fille qui m’accompagne » , « L’encre de tes yeux » , « Tu es toujours la même (la prêtresse gitane) » , « Tout le monde y pense »…
Mais déjà à cette époque, ce qui me plaisait chez Cabrel, c’était aussi le regard qu’il portait sur la société moderne, un regard bien plus désenchanté et critique que ce qu’il paraît au premier abord, par exemple dans « Ma place dans le trafic » (« Déjà mes enfants savent / qu’il faudra qu’ils s’habituent / à prendre ma place dans le trafic« ) , et plus encore dans « Le petit gars » , une très belle chanson pleine de naïveté. Je me retrouvais beaucoup dans ces mots: « À quoi servent leurs têtes fières / puisqu’ils marchent le dos courbé ? » Ou dans ceux-là: « Derrière la rivière du père, on voyait s’agiter la cité, / et tourner les ogres d’affaires / dans les tours de verre climatisées » . Et plus encore dans ce projet de vie digne d' »Alexandre le bienheureux »: « Mais le petit gars ne comprenait rien / Allongé sous les arbres il se trouvait bien, / en attendant que cuise son pain. »
De fait, vue d’Astaffort (ou du Limousin), la vie moderne et urbaine paraît totalement frappadingue, et ce sont ceux qui s’en échappent ou qui se tiennent soigneusement à l’écart qui ont les pieds sur terre. Il y a chez Cabrel, depuis le début, quelque chose qui relève de la sobriété heureuse, de la décroissance tranquille, de l’exode urbain pépère, et même si tout cela n’est pas politisé, c’est déjà un premier pas dans la prise de conscience de l’absurdité et du désastre causé par ce que nous osons pourtant appeler une « société développée » .
Parmi les chansons de Francis Cabrel que j’aimais beaucoup, « Carte postale » fait partie de la deuxième catégorie.
Pendant longtemps, quand je l’écoutais, l’image d’un petit hameau sous le col de Lus La Croix Haute, où j’ai un jour pique-niqué pendant un trajet en vélo entre Grenoble et Menton, s’imposait à moi.
Et puis lorsqu’il y a une quinzaine d’années j’ai commencé à réfléchir à l’effondrement qui vient, puis au projet de créer un écolieu à la campagne, cette chanson s’est naturellement imposée à moi comme une sorte de guide, de modèle de ce qu’il fallait faire revivre: une vie simple, ouverte sur la nature, calquée sur le rythme des saisons, solidaire, joyeuse… Des paniers de cerises, des belles foraines, des veillées devant le feu, des parties de cartes…
Il y a eu un temps où j’hésitais à parler ouvertement de cela, de peur de passer non seulement pour un nostalgique attardé mais pour un affreux réac, voire une sorte de pétainiste un peu rance (« La terre, elle, ne ment pas »).
Maintenant j’assume. Un exode urbain massif est inexorable et il va se produire très bientôt, alors oui, il va bien falloir redonner des couleurs à de vieilles cartes postales froissées et élimées, réagencer les briques dans les fours à pain, déboucher les puits, rouvrir les épiceries, les cordonneries, les quincailleries et les cafés, et astiquer les bancs et les instruments de musique pour les bals populaires sur les places de village.
Et quelque chose me dit qu’on n’en sera pas plus malheureux, bien au contraire.
« Oubliées les phrases sacrées des grands-pères
aux âtres des grandes cheminées de pierre
Envolés les rires des nuits de moissons
Et allumés les postes de télévision
C’est un hameau perdu sous les étoiles
avec de vieux rideaux pendus à des fenêtres sales,
et sur le vieux buffet sous la poussière grise,
il reste une carte postale »