Thomas Fersen – « Dugenou »

Voilà une chanson que je n’écoute que très rarement, issue d’un album (« 4uatre ») que je crois bien n’avoir écouté qu’une seule fois. Et pourtant cette chanson résonne pour moi d’une façon toute particulière et troublante, car elle me donne une leçon de vie très dérangeante.

C’est une chanson sur un homme qui, depuis tout petit, s’est habitué à rêver à une vie plus gratifiante et excitante que celle dans laquelle il a été plongé – une vie morne, triste et profondément frustrante.

Cela commence par une enfance et une adolescence banalement et tristement traumatisantes. « Dans la cour de l’école » et « dans la cour du bahut » , ce garçon malingre et complexé est affublé de « jolis petits noms » tous plus humiliants les uns que les autres (« pot de colle » , « la glu » , « la sangsue » , « le morpion« ). Il a appris à accepter sans broncher qu’on lui crache dessus et qu’on l’appelle « Tartempion » – façon de dire qu’il passe totalement inaperçu aux yeux des autres, comme s’il était transparent, interchangeable, quantité négligeable.

Côté filles, l’enfance de ce garçon est tout aussi vexante et douloureuse (« J’étais l’frère de ma soeur et malgré ma douceur, / quand je m’approchais d’elles, je tenais la chandelle. » )

Le troisième couplet décrit ce que son enfance a fait de cet homme: un individu lambda qui, à force de s’habituer aux brimades, aux rejets et à la solitude affective, a fini par s’y résigner, et qui est devenu une sorte de mort-vivant, dont les rapports humains sont d’une pauvreté et d’une superficialité assez atterrantes: « On me tape dans le dos, on m’appelle «mon vieux». / On soulève son chapeau, on m’appelle «monsieur». / «Mon vieux» pour les intimes et «monsieur» pour tout l’monde, / un monsieur anonyme dont les rues sont fécondes » .

« Dugenou » est une chanson qui provoque un grand malaise en moi, car elle me place face à mes propres difficultés et à mes propres renoncements. Mon garçon Dorian dit parfois avec ses amis, pour parler des gens qui ne sont pas épanouis et qui vivotent ou survivent plus qu’ils ne vivent, qu’ils ont « trahi leur âme » . Je crois que c’est quelque chose qui m’est arrivé, et il est très douloureux pour moi de constater que j’ai vécu tant d’années sous ce régime, et pire encore, que mes proches en ont souffert.

J’ai été un enfant que les adultes considéraient comme brillant, ce que j’étais en effet (en tous cas à l’école). Mais j’étais aussi très complexé, anxieux à l’idée de ce qui pourrait me tomber dessus si j’exprimais vraiment mes émotions les plus intimes, et tenaillé par la crainte d’être raillé, rejeté et abandonné. Pendant très longtemps, cette angoisse m’a amené à accepter des choses que je n’aurais pas dû, à quémander des gratifications, de l’attention ou de la reconnaissance là où je ne pouvais pas en obtenir. Elle m’a surtout conduit à ne pas savoir apprécier et me laisser apaiser par l’amour qu’on m’offrait, auquel je n’arrivais pas vraiment à y croire puisque je ne m’en sentais pas digne – coucou le complexe de l’imposteur.

Il m’a fallu de nombreuses années, et un travail en psychothérapie, pour comprendre d’où me venaient ces vieux schémas, à quel point ils s’étaient ancrés en moi et à quel point ils me gouvernaient encore, comme le Dugenou de Thomas Fersen.

Dans cette chanson, à partir de 2’36 puis de 3’06 (« Mais la nuit, dans mes rêves… » ) , Dugenou semble s’affoler et s’agiter à mesure que la musique s’accélère et que les coups de violons se font plus stridents. Peut-être est-ce le signal de la rebellion, enfin ? Mais le rythme finit par retomber, et la chanson finit brutalement sur un dernier coups de cordes. C’est comme si Dugenou n’avait pas la force de se révolter pour changer de destin. Il va sans doute se réveiller demain pour vivre la même journée sans joie que celle de la veille, qui était déjà la même que celle de la veille.

Cette sensation de passer à côté de ma vie, de me demander ce que je fais là, à quoi ça me sert de faire tout ça, pourquoi je gaspille tellement de temps dans des activités et des relations si vaines, je dois dire qu’elle me rattrape encore assez souvent.

Et plus je suis attentif aux gens qui m’entourent, plus je me rends compte qu’eux aussi sont nombreux à se sentir parfois rien de plus qu’un ou une Dugenou, et à crever d’envie qu’on les appelle « mon p’tit lu » , « ma colombe, « mon Jésus » , « mon loukoum » ou « ma fève » .

Nous sommes toutes et tous des Dugenou dont le coeur fragile et fêlé est affamé d’amour.

Alors pour finir, j’ai envie de remercier et d’embrasser les p’tits lus, les colombes, les Jésus, les loukoums et les fèves qui peuplent ma vie et qui la rendent plus légère.

Un grand hug à toutes et à tous, notament à celles et ceux qui sont dans la peine.

« Mais la nuit, dans mes rêves, on m’appelait «mon p’tit lu» ,

«ma colombe» , «mon Jésus» , «mon loukoum» ou «ma fève». »

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