Gérard Manset – « Que deviens-tu ? »

« Que deviens-tu ? » sur l’album « Lumières » : un chef d’oeuvre dans un chef d’oeuvre.

Chez Gérard Manset, la notion d’album ne veut pas forcément dire grand chose, tant il a passé sa carrière à les réagencer, enlevant des chansons, en important d’autres, fusionnant un fragment de disque avec un autre, au gré des rééditions et de ses envies (ou de ses caprices, car le type est ombrageux).

Mais l’album sur lequel figure cette chanson fait exception, car il n’a jamais été retouché depuis sa sortie en 1984. Manset serait-il satisfait de toutes les chansons qu’il contient, lui qui est si perfectionniste ? Il y aurait de quoi en tous cas!

Mise à part peut-être sa pochette sobre et touchante (la photo d’un enfant de choeur saisi en gros plan et en noir et blanc – l’artiste dans ses années d’enfance ?), « Lumières » est un album dont le titre est trompeur, car il est d’une grande noirceur. Les titres sont lents, profonds, austères et tranchants comme des scalpels. Ils parlent de la solitude, de la nostalgie de l’enfance perdue, du sentiment d’inutilité et de vanité (« Nous sommes prisonniers de l’inutile » , dira-t-il dans l’album suivant), de la morosité de la vie quotidienne (« Nous avons des vies monotones » ) , de la nécessité impérieuse de s’éloigner de ce qui fait courir la masse, du refus de la réussite sociale (« Finir pêcheur » , « Un jour être pauvre » …)

« Lumières » , c’est aussi une chanson titre de douze minutes, lancinante et habitée, soutenue par une chorale d’enfants qui apporte une touche encore plus grave et solennelle, et qui pose une question en forme de constat désolé: « Mais où sont passées les lumières qui nous guidaient ? » Quand j’ai découvert Gérard Manset, le sentiment de marcher en tâtonnant dans une nuit obscure, de ne pas comprendre grand chose à se qui passait autour de moi et surtout en moi, était si vif, si taraudant, que des chansons pareilles ne pouvaient que me tamponner violemment, comme un uppercut au foie de Mike Tyson.

Musicalement, la sonorité de l’album est le plus souvent assez funèbre, avec des synthés typiquement années 80, des percussions basiques, une voix réverbérée… On n’est pas très loin de la cold wave de Cure (et notamment du magnifique album « Faith »). Les sonorités new wave se font parfois plus toniques, notamment sur le fascinant « Entrez dans le rêve (« Voir les couleurs, voir les formes / Enfin marcher pendant que les autres dorment » ).

J’adore aussi cet album « Lumières » parce que c’est sur lui que figure l’une des phrases qui me hantaient le plus et qui me faisaient fantasmer le plus durant mes années d’étudiant: « Le calme au fond du lac » . Il faut dire qu’ à l’époque, c’était plutôt en moi un bouillonnement d’émotions que je n’arrivais pas à canaliser et à apaiser, ni même à décoder…

Si c’est « Que deviens-tu ? » que j’ai choisi d’extraire de « Lumières » , c’est pour bien des raisons qui font de cette chanson un véritable joyau, encore supérieur aux cinq autres chansons de l’album.

D’abord pour son introduction aussi brève que splendide: quelques notes d’une guitare électrique délicate, jouées aussi négligemment que pour un accordage, et des mots chantés presque a capella, pleins de compassion pour les pauvres humains surchargés de responsabilités et d’angoisses que nous sommes: « Millions de vies cachées / dans des maisons de tôle / Fourmi portant le monde sur tes épaules / qui plient mais ne rompent pas comme le saule / Fourmi portant le monde sur tes épaules. »

Et puis arrivent un piano spectral dont les touches sont martelées pour jouer une mélodie toute simple, une batterie qui sonne comme une boîte à rythmes… Tout au long de la chanson, l’ambiance musicale est austère et d’une gravité intense, avec néanmoins deux respirations sublimes qui viennent l’illuminer: à 3’00, une magnifique mélodie jouée par une guitare électrique stratosphérique; et à 4’56, quelques phrases de violoncelle qui semblent être la définition même de la beauté (un jour un ami m’a dit en l’écoutant avec moi: « La beauté, c’est simple comme un coup de violoncelle » ). Et puis la chanson se clôture en fade away, comme pour souligner la douleur que provoque en nous le fait de devoir prononcer un adieu, de voir des gens que l’on chérit s’éloigner et disparaître, et de savoir déjà qu’ensuite on sera hanté par leur absence…

Dans « Que deviens-tu ? » , le contraste est bouleversant entre la dureté du texte, qui fouraille là où ça fait mal (la séparation, le manque, la douleur causée par la perte d’un lien qui était précieux), qui nous rappelle où nous allons toutes et tous (« Souffle de l’avenir nous soulevant / comme une feuille d’arbre pourrissant » ), et l’extase générée par ces mots déchirants et ces arrangements délicats.

Dans ma vie, il y a beaucoup de personnes que j’ai appréciées ou aimées, et dont je me demande si elles sont encore vivantes, ce qu’elles deviennent, ce qu’elles ont fait de leur vie, si elles sont heureuses, si elles pensent encore à moi de temps à autre, si nous pourrions encore nous entendre aujourd’hui, etc. Toutes ces questions existentielles peuvent être synthétisées en une seule question: « Que deviens-tu ? Je te demande, et toi / que deviens-tu ? »

C’est pourquoi cette chanson est si émouvante et si importante pour moi: elle parle des liens qui se défont, qui nous laissent désemparés et meurtris à jamais, et de nos efforts pour en conserver des traces et des souvenirs.

La condition humaine est tragique, mais il y a des chansons qui, en la décrivant, la rendent un peu moins amère, par la grâce de la beauté qu’elles créent et qu’elles diffusent.

C’est peut-être pour sa capacité à faire vivre cette grâce que Gérard Manset est, dans la chanson française, l’auteur-compositeur-interprète que j’admire et que j’aime le plus.

« Maisons châteaux,

murs de sable, murs de vent

Cristal taillé plus pur que le diamant,

qui devient sous nos doigts sable tout simplement,

sable dans nos paupières nous endormant,

comme un film s’arrête.

Et toi que deviens-tu ? »

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