« That look you give that guy » est parue sur le septième album du groupe californien Eels, « 12 songs of desire » , sorti en 2009.
C’est une chanson sur un sentiment dévorant (la jalousie ») , mais qui l’exprime d’une façon originale et, à mon avis, assez stimulante.
La jalousie est un sentiment qui a très mauvaise réputation, ce qui peut se comprendre: bien sûr, on ne peut pas prétendre posséder qui que ce soit, on ne peut pas être heureux si on n’est pas satisfait de ce que l’on a, etc.
Il n’empêche que comme toute émotion, la jalousie a un message a faire passer, qui peut être précieux si on sait l’entendre: ce dont on est jaloux, c’est ce dont on manque, ce que l’on crève d’avoir dans sa vie, ce sans quoi la vie a un goût amer (et plus la blessure est cruelle, plus cela signifie que le manque qu’elle signale est ancien et profond): être aimé, être apprécié, être reconnu, se sentir en paix et en sécurité, avoir une vie qui ait du sens… Derrière la jalousie, il y a toujours un besoin affectif frustré, et il y a toujours aussi une forme d’insécurité quant à la façon dont on va pouvoir satisfaire ce besoin affectif à l’avenir. Je ne connais aucun jaloux qui soit heureux et bien dans sa peau.
Si on prend tout cela au sérieux, la jalousie est une émotion fort utile. D’une certaine façon, elle est un panneau de signalisation qui nous dit que « Le bonheur, c’est par là » . S’y complaire, surtout pas. Mais lui laisser un peu de temps pour s’exprimer et nous dire ce qu’elle a à nous dire, pourquoi pas. À nous ensuite de faire le nécessaire pour trouver un moyen d’obtenir un peu plus de ce qui nous manque, que ce soit par des choix individuels ou collectifs. (il ne s’agit évidemment pas de renvoyer chacune et chacun à sa propre responsabilité, ce qui est l’un des graves travers du développement personnel).
Dans « That look you give that guy », Eels (ou plutôt son leader Mark Everett) exprime le sentiment perçant de jalousie que l’on peut percevoir lorsqu’on voit la personne que l’on aime heureuse avec quelqu’un d’autre.
Simplement, là où la jalousie amoureuse est presque toujours une forme de possessivité qui cherche à maintenir sous cloche la personne que l’on aime, là où elle risque de tomber dans la violence, dans la volonté de nuire à ces autres qui nous font souffrir sur le plan affectif, dans cette chanson il n’y a rien de malveillant. Mark Everett ne dit pas « Si seulement c’est à moi que tu avais pu jeter ce regard enamouré » , mais « Si seulement je pouvais être ce garçon à qui tu as jeté ce regard » . C’est très différent.
Cette manière sincère, humble et mélancolique d’exprimer de la jalousie, et derrière elle la peine d’être négligé, le désir douloureusement frustré d’être regardé avec amour et désir, de compter pour l’autre, d’être distingué par l’autre, cela me touche beaucoup. Ces émotions me paraissent respectueuses à la fois de ses propres émotions (faire semblant de ne pas les éprouver, ce serait se trahir soi-même), et de la liberté de la personne que l’on aime. Quelle belle et romantique façon, en tous cas, de témoigner de l’amour qu’on lui porte.
« I never thought that I could be so bold,
to even say these thoughts aloud.
(…)
Well I go to sleep, and I dream all night,
of you knocking on my door. »
[La mélodie de « That look you give that guy » a été largement inspirée par une jolie chanson de Richard Cocciante, « Le coup de Soleil » . La chanteuse Angèle les a mélangées toutes les deux dans un medley plaisant. Il y a parfois des passerelles entre le rock indé et la variété, et c’est tant mieux.]