Voici une chanson sur laquelle les survivalistes (et quelques collapsos) feraient bien de méditer, et sur laquelle en tous cas j’aurais mieux fait de méditer il y a quelques années, ce qui m’aurait peut-être évité quelques déconvenues cuisantes et douloureuses.
« Devils & dust », qui ouvre l’album du même nom (sorti en 2005), met en scène un soldat à terre, quelque part dans le désert d’Irak, qui sent la mort s’approcher et qui pose le doigt sur la détente en se demandant ce qu’il doit faire. Peut-on tuer et trahir ce qu’on a toujours aimé et respecté (son humanité, et le respect de l’humanité chez autrui), si c’est la condition pour survivre ? Ce soldat est envahi par le doute, il constate en lui-même un combat entre sa foi, qui vacille, et les démons qui dansent dans sa tête pour le tenter: « Vas-y, appuie, descends-le » .
Dans le refrain de « Devils & dust » , Bruce Springsteen parle de façon très pénétrante de la peur, cette émotion utile qui nous permet d’identifier le danger et de nous en protéger, mais qui peut néanmoins nous pousser, si nous y cédons tout à fait, à négliger ou à détruire ce qui a le plus de valeur pour nous.
J’ai connu cela, malheureusement. À force d’être effrayé par l’effondrement écologique et social que je voyais se profiler à l’horizon, je me suis laissé envahir par des réalités que mon entourage n’avait pas envie d’entendre, j’ai adopté des manières d’en parler encore et encore qui leur étaient déplaisantes, et j’ai fait des choix de vie qui leur semblaient incompréhensibles, déconcertants et effrayants. De ce fait, je me suis rendu importun et pénible, et petit à petit je me suis éloigné des personnes que pourtant je chérissais le plus, comme si nous avions dérivé sur des icebergs aux trajectoires divergentes.
Peut-être qu’en mettant « un peu d’eau dans mon vin » , en m’acharnant moins à convaincre et à prêcher (dans le désert, forcément…), en étant plus « positif », j’aurais pu éviter que ces relations se délitent ? Peut-être. À vrai dire je n’y crois pas trop, mais les faits sont là: les choses ont tourné autrement que je l’aurais voulu. J’étais obnubilé par l’idée de « mettre ma famille à l’abri » , mais bien malgré moi, mon exigence et mon impatience ont finalement contribué à la faire exploser.
Avec le recul, je comprends aujourd’hui que j’étais tellement débordé par ma peur, à ce point incapable de vivre avec elle, que j’aurais voulu que mes proches aient peur eux aussi, pour les mêmes raisons que moi, et qu’ils décident de s’engager avec la même énergie que moi dans mon « move project », comme je disais alors.
En réalité, le problème est que je n’avais aucune sécurité intérieure, aucune capacité à me rassurer et à m’apaiser moi-même quand j’avais peur, et c’est pourquoi que je cherchais désespérément à me sentir moins seul avec cette émotion si désagréable.
Bien entendu, cela ne pouvait pas fonctionner.
Et quand bien même ça aurait fonctionné… Passer toute sa vie à l’ombre de la peur, quel intérêt ? Mettre en place les conditions théoriquement suffisantes pour survivre quelques semaines ou quelques mois de plus que les autres à un effondrement brutal (si c’est comme ça que cela doit se passer), à quoi bon ? Surtout si c’est pour passer les pires semaines de sa vie, dévoré par l’angoisse de voir arriver des bandes de pillards à la « Walking dead »…
Aujourd’hui, je sais que si je suis sujet à l’éco-anxiété, si les nouvelles du climat ou de la biodiversité me mettent souvent le moral en berne, ce n’est pas seulement parce que mon cerveau est capable de percevoir la gravité de la situation écologique, qui EST traumatisante et effrayante (comme je le dis très souvent, « Si vous n’avez pas peur, c’est que vous n’avez pas compris » ). C’est aussi parce que depuis ma petite enfance, la peur est en moi l’émotion primordiale, celle dans laquelle mon esprit s’est programmé à se réfugier spontanément lorsqu’il est en situation de stress.
Depuis quelques années, j’apprends à ne plus avoir trop peur de ma peur, à vivre avec le fait qu’elle revient et qu’elle reviendra facilement, et même à lui laisser de la place, parce que j’ai fini par comprendre que cette peur, elle me transmet aussi un message positif: elle me démontre qu’il y a beaucoup de choses à quoi je tiens et que je veux protéger. Derrière la peur, comme d’ailleurs derrière la colère ou la tristesse, il y a le lien avec ce qui a de la valeur pour nous et pour quoi nous sommes prêts à nous mobiliser. Alors aujourd’hui il m’arrive de remercier ma peur, et de la considérer comme une bonne conseillère.
Mais il y a une autre leçon que j’ai apprise ces dernières années: c’est qu’il est dangereux de s’enliser dans la peur, car alors on lui donne les clés de notre âme et elle nous livre, comme le chante ici Bruce Springsteen, aux démons et à la poussière.
Il y a beaucoup de choses, à commencer par le fait de dévoiler mes goûts, mes émotions, mes pensées ou ma vulnérabilité, qui provoquaient en moi beaucoup d’angoisse (d’être raillé, rejeté, abandonné, isolé…). Mais lorsque j’ai décidé de la surmonter et de prendre le risque de parler de tout ça, lorsque j’ai enfin osé, j’ai plutôt ressenti un immense soulagement, et cela m’a apporté des relations beaucoup plus riches et belles avec les personnes qui comptent le plus dans ma vie, et beaucoup de nouvelles amitiés très gratifiantes.
Alors aujourd’hui, j’ai de la bienveillance pour la peur du petit enfant qui se tapit en moi, et que je ne veux plus ignorer ni brimer.
Mais je sais aussi que pour qu’elle ne m’empêche pas de vivre, je dois lui dire de temps à autre: « Sois sage, ô ma frayeur, et tiens toi plus tranquille. »
« We’re just trying to survive
What if what you do to survive
kills the things you love
Fear’s a dangerous thing
It can turn your heart black, you can trust
It’ll take your God filled soul,
fill it with devils and dust »