« I’m Beginning to See the Light » est un merveilleux standard de jazz dont la musique a été composée par Duke Ellington, Johnny Hodges et Harry James, et dont les paroles ont été écrites par Don George.
Elle a été jouée et enregistrée pour la première fois en 1944. À cette date-là, on commençait à espérer vraiment la fin de la guerre, et c’est peut-être à ce bout du tunnel là, entre autre choses, que ce morceau fait référence.
Mais plus probablement, « I’m beginning to see the light » est tout simplement une magnifique chanson d’amour comme les jazzmen en ont le secret, joyeuse et entraînante. Il y a en elle tout ce que le jazz peut offrir de plus beau et de plus rafraîchissant: le lyrisme, l’élégance, la poésie, le swing…
Le texte donne la parole à une personne qui compare la vie assez morne qu’elle a vécue auparavant à l’excitation et au bonheur qu’elle entrevoit subitement face à quelqu’un qui la bouleverse et la fait chavirer. Le contraste entre ces deux temps est souligné par une métaphore filée, celle de la lumière.
Au début de chaque couplet, la personne qui chante constate qu’elle n’a jamais été attirée par la lumière, sous aucune de ses formes: elle n’a jamais aimé les clairs de lune, elle n’a jamais jeté un œil aux lucioles, elle ne s’est jamais assise pour observer un soleil couchant, elle n’a jamais remarqué d’arc en ciel dans son vin, elle n’a jamais fait l’amour à la lueur des lanternes…
Mais dans la suite de chaque couplet, cette lumière qui n’a jamais été perçue, en tous cas pas observée avec intérêt, elle devient éclatante et elle capte irrésistiblement son attention. L’autre qui se présente soudain sur le chemin, il a des étoiles dans les yeux, il déclenche une étincelle, il éteint doucement la lampe, et ses lèvres brûlent tant qu’il déclenche un incendie dans son coeur. Alors chacun des couplets se conclut par la même phrase toute simple, ressentie et prononcée comme un soulagement immense et comme une promesse de bonheur: « I’m beginning to see the light » .
Ce standard de jazz ne fait pas partie de mes tout préférés, mais si je le choisis, à la veille du dernier partage de ce qui aura été « une année en musique », c’est parce qu’il a pour moi une signification toute particulière.
Je l’ai dit il y a quelques jours, et j’en parle maintenant assez librement, j’ai connu il y a quelques années une période extrêmement sombre, où je n’arrivais même plus à percevoir et à apprécier les lumières (pourtant nombreuses et chaleureuses) que mes proches prenaient soin d’entretenir autour de moi. J’étais dans les abysses, et je n’arrivais même plus à imaginer pouvoir m’en extraire.
Il y a dans le beau livre du psychiatre Christophe André, « L’art du bonheur » , un paragraphe qui décrit très bien l’effort que j’ai fini par trouver l’énergie de faire, et qui m’a sauvé la vie: « On se sent parfois si loin du bonheur qu’on a le sentiment qu’il n’existe plus. Voilà si longtemps que l’on n’en perçoit plus que la rumeur lointaine. Abandonner, renoncer ? Non, cette rumeur loin de nous, c’est la preuve que le bonheur existe, quelque part. Alors il faut lutter. Non seulement contre l’extérieur, mais contre soi-même. Contre les ténèbres de l’âme qui montent en nous. Et plus encore, ne pas seulement lutter contre, mais lutter pour: pour ne pas oublier la lumière » . Ce paragraphe figure dans un chapitre consacré à un tableau de Van Gogh, « Des étoiles dans la nuit » , dont Christophe André tire ainsi la leçon: « Les éclats du bonheur pour sortir des ténèbres » .
Avant même cette terrible dépression, c’est déjà la lecture que je faisais de ce standard: pour moi c’est la chanson de la joie – ou plus précisément la chanson de la joie retrouvée, en tous cas de la joie qu’on entrevoit et à qui on se prépare à faire la fête quand elle sera là pour de bon, aussi follement qu’un chien soulagé de voir réapparaître son maître adoré.
Comme par hasard, j’ai souvent chantonné « I’m beginning to see the light » dans les moments où je me sentais plus allègre qu’à l’accoutumée, par exemple au coeur d’une belle et douce soirée de printemps, ou pendant une promenade en vélo, ou lorsqu’il m’arrivait un événement heureux. Alors je me rendais souvent compte que cette chanson s’était immiscée dans mon esprit sans même que je m’en aperçoive.
C’est une chanson qui me met en joie, et c’est pour cela que je l’aime et que je voulais la partager presque tout à la fin de ma playlist, puisque c’est un état d’esprit que je connais de mieux en mieux. Je n’aime pas trop la formule « La vie est belle » (qui ne me paraît pas très soucieuse des gens pour qui elle ne l’est pas), mais je constate que pour moi elle le devient de plus en plus souvent. Moi aussi, je commence à voir la lumière…
La version la plus connue de « I’m beginning to see the light » est chantée par Ella Fizgerald. Mais en dépit de multiples tentatives, je n’arrive pas à apprécier sa façon de chanter, car je suis décidément agacé par sa tendance à scatter à tout bout de champ. Ella Fitzgerald chante comme le colibri vole pendant la parade amoureuse: elle fait tout ce qu’elle sait faire (vol stationnaire, accélérations, vol à reculons, pirouettes, piqué, loopings…) Pour moi c’est trop de virtuosité, trop de démonstration, trop de maniérisme.
Il fallait donc une autre version.
Je vénère littéralement Billie Holiday, que je trouve tellement plus intense et spontanée, mais malheureusement elle n’a jamais enregistré ce standard (et pour cause, sans doute).
Alors j’ai cherché une version qui m’emballerait vraiment, et je dois dire que je n’en ai pas trouvé.
Celle-ci, chantée par Doris Day, n’est pas totalement convaincante, mais elle est quand même bien dans l’esprit de ce standard. Les balais de la batterie, les petits coups de flûte ou de piano, les cordes qui entrent en scène à 1’03, soulignent superbement le soulagement et le plaisir qui s’emparent de cette femme amoureuse: elle aussi a des étoiles dans les yeux.
Comme quoi le bonheur aussi peut être communicatif, et c’est heureux.
« Then you came and caused a spark
That’s a four-alarm fire now
(…)
But now that the stars are in your eyes,
I’m beginning to see the light
(…)
But now when you turn the lamp down low,
I’m beginning to see the light
(…)
But now that your lips are burning mine,
I’m beginning to see the light »