Lorsqu’on écoute pour la première fois un album de l’excentrique Jay-Jay Johanson, on ne sait jamais sur quel pied on va danser – ou pas. Parfois les machines sont omniprésentes, sur des sonorités trip-hop (« Poison » en 2000) ou carrément dance-floor (« Antenna » en 2002). Parfois, au contraire, la musique se fait intimiste et minimaliste, écrin pour des textes mélancoliques et chantés d’une voix blanche (« Self portrait » en 2009).
Avec « Spellbound », sorti en 2011, on est clairement engagé sur le deuxième chemin, celui du dépouillement, de la langueur et du repli sur soi. Jay-Jay y chante comme une ombre mystérieuse et légère, et pas seulement sur le morceau intitulé « Shadows ».
Tout cela est particulièrement vrai sur « Driftwood », la chanson qui ouvre magnifiquement l’album. En seulement une minute et dix-huit secondes, Jay-Jay Johanson installe une atmosphère spectrale et envoûtante (le titre de l’album, « Spellbound », signifie précisément « envoûté »).
La musique peut difficilement être plus sobre, et même squelettique, que sur ce morceau: à chaque fin de vers, un orchestre minuscule, dans lequel on discerne un synthé, des instruments à vent et des cymbales frémissantes, joue une note unique, et l’ensemble des dix notes jouées forme une sorte de toile d’araignée sonore, de mélodie espacée. La musique semble partir à la dérive, soulignant cette fois-ci le titre de la chanson. Ce n’est pas un morceau a capella, mais c’est tout comme.
Ce choix musical tout en sobriété, répété sur presque tout l’album (« 95% du disque a été enregistré dans mon salon, seul« ), met superbement en valeur la voix étrange de Jay-Jay, qui n’est pas sans évoquer celle de Chet Baker: tour à tour neutre et feutrée, grave ou de fausset… Voilà décidément un crooner bizarre et fascinant, peut-être même d’autant plus fascinant qu’il est bizarre.
Quant aux textes, eux aussi sont las et désenchantés. À quarante ans bien tassés, Jay-Jay Johanson est un homme qui a vécu son lot d’échecs et de déceptions, d’amours et de désamours, et contrairement à ce qu’il affirme (« I guess I learn from my mistakes« ), il ne semble pas vraiment s’être extrait de la torpeur triste de ses jeunes années.
Les paroles de « Driftwood » s’ouvrent sur l’affirmation qu’une personne à la dérive finit toujours par échouer sur un rivage, par rejoindre d’autres naufragés de la vie et par frapper à leur porte. Mais malheureusement, il se peut que la personne derrière la porte soit elle aussi à la dérive, et donc incapable d’ouvrir, faute de savoir quoi dire…
Cette difficulté à se relier, qui est chantée depuis toujours par Jay-Jay Johanson, je l’ai longtemps envisagée d’une façon complaisante et fascinée, sous l’emprise que j’étais de la solitude et de vieux schémas auto-destructeurs. C’est bien fini, et heureusement: désormais j’aime qu’on toque à ma porte, et j’aime ouvrir à qui se présente.
« I heard you knocking on my door
One day the driftwood finds a shore
I should have opened right away,
but couldn’t find a word to say »