Nicola Piovani – « Isole » (BO de « Journal intime » de Nanni Moretti)

La mélancolie, c’est cette humeur douce-amère dans laquelle on ne se sent pas heureux (un manque est ressenti, une douleur secrète et sourde taraude sous la surface), mais pas non plus tout à fait malheureux (on se sent quand même porté par le souvenir de moments heureux, par l’anticipation de retrouvailles ardemment souhaitées…)

Si on me demande quelle est la scène de cinéma qui décrit le mieux cette humeur mélancolique, qui m’est si familière, c’est celle-ci que j’indiquerais.

Cette scène est située au coeur de mon film préféré, « Journal intime » , tourné par mon réalisateur préféré, Nanni Moretti. C’est un film à la fois drôle et inquiet, joyeux et grave, cynique et idéaliste, rêveur et prosaïque, cérébral et sensible, structuré et audacieux, ambitieux et populaire. « Journal intime » est le film d’un homme très libre, acceptant sa part de folie (douce), à la recherche de plus de joie dans sa vie personnelle, puisque la société dans laquelle il vit ne lui en donne pas assez.

Formellement, ce film est conçu comme un dialogue entre le réalisateur et son journal intime (le titre original est « Caro diario » , qui signifie « Cher journal »), avec un collage de petites saynètes, de digressions, d’associations poétiques. Nanni Moretti décrit une quête initiatique qu’il a lui-même entamée après qu’on lui ait diagnostiqué un lymphome de Hodgkin: il parcourt Rome en vespa au son d’un tube de Khaled, il aborde dans la rue une danseuse à succès qui l’a toujours fascinée (« Jennifer Beals!!! » ), il s’immisce dans un orchestre de rue, il se désespère et se moque des commentaires complaisants d’un critique de cinéma, il passe d’île en île avec un ami pour en visiter d’autres… Durant tout le film, son personnage est toujours en transit ou prêt à se remettre en route, comme s’il cherchait en permanence sa place. Mais petit à petit, au cours de cette odyssée, il redécouvre au moins le plaisir de se sentir en vie et insouciant, de se voir comme « un splendide quadragénaire » , de boire goulûment un simple verre d’eau les yeux pleinement ouverts.

Au cours de ses tribulations, Nanni Moretti a quelques accès de mélancolie, comme celui-ci.

Alors qu’il marche sur une garrigue derrière un terrain de football, les mains négligemment enfoncées dans les poches de son costume beige, on le voit se faire lentement dépasser par un ferry qui, au loin, semble glisser sur des rails. À un moment, l’écran semble découpé comme un Mondrian par des barres horizontales et verticales qui forment un cadre dans le cadre et qui donnent l’impression d’un enfermement (les cages de foot, un poteau), et ce côté géométrique contraste avec la musique de Nicola Piovani, douce et presque enfantine, essentiellement jouée au piano et à la guitare. Le bateau finit par disparaître derrière un buisson, mais il reste à la vue de Nanni, qui s’arrête de marcher et l’observe en train de s’éloigner. Est-il alors méditatif, paisible, heureux, ou le coeur serré et plein de chagrin? On ne sait pas trop. Ou bien c’est un mélange de tout ça, et c’est un peu l’essence de la mélancolie (« le bonheur d’être triste » , comme l’a écrit Victor Hugo).

Cette scène est un merveilleux moment de cinéma, que je pourrais faire tourner pendant des heures sans m’en lasser. La preuve que l’économie de moyens n’empêche pas le surgissement de l’émotion, bien au contraire.

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