Lana del Rey – « Fingertips »

Après avoir été emballé par le premier album de Lana del Rey (« Born to die »), dont je prends toujours un grand plaisir à réécouter les multiples tubes, j’ai perdu de vue sa carrière.

Lana Del Rey est une star, une vraie – je veux dire par là une personne qui non seulement suscite chez ses fans une adoration qui confine à la ferveur, mais qui est en plus entourée d’un halo de mystère, comme si elle semblait vivre dans un monde inaccessible. C’est une artiste qui est à la fois invitée à la table de l’industrie musicale et appréciée par une bonne partie des critiques, dont l’univers musical et iconographique est immédiatement reconnaissable, dont la vie est soigneusement scénarisée, dont beaucoup de tubes sont régulièrement utilisés dans des vidéos sur les réseaux sociaux, etc. Mais c’est aussi une personne qui organise son inaccessibilité – et c’est cela, avant tout le reste, qui fait ce qu’on appelle une star, ou une diva.

Mais à chaque fois que j’ai écouté un single des albums qui ont suivi « Born to die », je suis un peu resté sur ma faim. Bien que le charme et le raffinement capiteux soient toujours présents, j’avais un peu l’impression d’avoir déjà entendu ça dans le premier album. Je trouvais ça sympa et agréable, d’accord, mais pas transcendant, en tous cas assez dispensable.

Et puis Lana Del Rey vient de sortir son neuvième album studio, au titre à rallonge (« Did you know that there’s a tunnel under Ocean Blvd »). Comme j’en ai vu plusieurs critiques excellentes, parfois même assez dithyrambiques, je me suis dit que ce serait bien d’y jeter une oreille. Excellente idée, car j’ai tout de suite adoré plusieurs morceaux magnifiques, et au-delà l’ambiance générale. C’est un album très long (les seize titres occupent une heure et dix-sept minutes), tentaculaire et passionnant, que je conseille très vivement de découvrir.

Comme à son habitude, Lana del Rey y fait preuve d’une impressionnante propension à la nostalgie, au vague à l’âme, au romantisme torturé.

Musicalement, ce disque contient quelques surprises (quelques titres sont inspirés par le R’n’B ou une sorte de rap futuriste, un intermède parlé m’a fait penser aux sessions d’enregistrement de Billie Holiday chez Verve). Mais pour l’essentiel il est composé, comme les précédents, de ballades lentes, aux mélodies toujours très simples mais richement orchestrées, interprétées de façon ample et parfois majestueuse par de grands orchestres.

Les textes de Lana del Rey, comme toujours, sont très introspectifs et explorent son intimité de façon parfois à la limite de l’impudeur. « Did you know that there’s a tunnel under Ocean Blvd » est un voyage intérieur assez fascinant, et en tous cas très touchant.

Tout aussi puissant dans l’album: le chant. À vrai dire il serait plus approprié de parler de récitatif, car Lana del Rey se lance à plusieurs reprises dans des sortes de monologues chantés, comme si elle se contentait de nous lire des pages de son journal intime, de ses ruminations, de ses divagations, de ses associations d’idées parfois loufoques, parfois crues, parfois pleines d’un chagrin insurmontable, parfois empreintes d’une lueur d’espoir – c’est selon.

Dans la chanson que je partage ce soir, « Fingertips », Lana del Rey explore son histoire familiale, témoigne de son douloureux sentiment de passer inaperçue (« I wish I could (…) get your attention for a minute or two« ), de sa peur de mourir éloignée des siens (« Will you be there with me, Father, Sister, Brother?« ), du souci qu’elle se fait pour le bébé que porte sa sœur (« Will the baby be alright?« ), de son propre désir de maternité (« Will I have one of mine?« ), etc. La façon dont elle explore les émotions vécues dans son enfance me bouleverse, surtout lorsqu’elle se décrit comme une « queen of empathy » qui passe trop de temps à penser aux autres et pas assez à elle-même (« I just needed two seconds to be me« ).

L’émotion procurée par « Fingertips » provient aussi de la façon dont le texte se déploie. Tout au long du morceau, Lana del Rey semble improviser, enregistrer en direct une divagation en écriture automatique, aller à droite et à gauche ou prolonger les phrases au fur à mesure que de nouvelles idées lui viennent en tête, guidée par les émotions qui éclatent à la surface de sa conscience comme des bulles d’air remontant des profondeurs.

Et puis il y a cette musique intense et d’une grande subtilité, qui redouble cette impression d’assister à une sorte d’accouchement émotionnel. La mélodie est sinueuse et insaisissable, elle insiste sur un motif musical répétitif en ostinato et elle l’interrompt brusquement… Les tempos varient (ici c’est une valse, là c’est une sorte de prêche monocorde)… L’accompagnement symphonique est toujours délicat, mais il s’efface et s’impose tour à tour… La voix, elle aussi, erre et explore toute l’ampleur de sa tessiture, elle se fait grave dans les premiers vers, puis elle devient aiguë et enfantine, puis elle s’efface presque, elle se mue en simple chuchotement prononcé un index sur les lèvres…

« Fingertips » n’est pas véritablement une chanson, mais plutôt une esquisse musicale, d’une richesse et d’une inventivité captivantes.

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