Il y a de ces chansons qu’on pourrait jurer avoir entendu cent fois, dont on connaît par coeur certains passages (au moins le refrain), qu’on a même chantonné bien souvent… mais qui nous saisissent un jour comme si on les écoutait pour la première fois – et de fait c’est bel et bien la première fois qu’on les entend vraiment, c’est bel et bien la première fois que le message qu’elles diffusent passe le filtre de notre attention désinvolte et vient nous percuter, jusqu’à nous faire presque défaillir.
Cette courte chanson de Manu Chao en fait partie, je m’en suis rendu compte à mes dépens il y a peu.
Bien sûr, comme tout le monde, je connaissais ce rythme nonchalant, ces choeurs doux et mélancoliques qui contrastent avec la note aiguë et presque stridente qui ponctue tout le morceau…
Et puis il y a quelques semaines, j’ai réentendu « Je ne t’aime plus » dans un podcast musical qui présentait quelques-uns des plus grands succès de l’année 1998. À cette époque-là, j’enseignais à Lille depuis un peu plus d’un an, nous vivions dans un bel appartement douillet avec vue sur le beffroi, et nous attendions le premier petit bonheur de notre vie, qui est finalement né le lendemain de Noël. Je m’en souviens comme la période la plus bénie que j’aie vécu.
J’aurais tout donné, vraiment tout, pour ne jamais avoir à penser « Je ne t’aime plus » . Peut-être même que je me serais endetté pour ne pas être déçu comme je le suis aujourd’hui, à ce point déçu que j’ai soudain été débordé par ces paroles si amères (« Parfois j’aimerais mourir pour plus jamais te voir » ).
Dans un très beau livre intitulé L’art du bonheur, le psychiatre Christophe André note, à propos des moments de détresse extrême, que le présent semble alors « étouffé par la douleur » (« il n’y a de place que pour la peine » ), que « l’avenir s’obscurcit et paraît vide de sens, lourd de menaces et de souffrances à venir » , et que même le passé semble « contaminé: ces souvenirs de bonheur, ces moments heureux, n’étaient-ils pas, finalement, une illusion trompeuse? Ont-ils seulement existé autrement que dans mon imagination naïve? »
Je suis sorti de la détresse extrême, fort heureusement. Mais il m’arrive souvent, ces temps-ci, de me sentir floué, d’avoir l’impression que j’ai gâché de belles années à me dévouer à une relation qui en fait était déjà moribonde.
Les sentiments sont très contrastés: de la frustration, de l’amertume, de la colère, mais aussi du soulagement. Je vais tâcher de m’en tenir au soulagement, et de voir dans cette épreuve une ouverture vers plus de liberté, de légèreté et de joie.