Quand j’étais enfant, ma mère chantait souvent, d’une voix douce et claire que j’aimais beaucoup, et cette chanson fait partie de celles que j’ai parfois entendu inonder la maison.
C’est une chanson naïve et enfantine, à propos d’un couple qui s’aime mais dont les deux protagonistes vivent de façon séparée, chacun dans son propre élément qui est interdit à l’autre. Il ne s’agit pas vraiment d’un amour impossible, car les sentiments existent bel et bien, l’attachement mutuel est déjà sincère et puissant. Mais il manque quelque chose d’essentiel: le contact, le partage quotidien de moments et de gestes de tendresse, des projets communs…
Alors chacun se sent enfermé, l’un dans sa cage et l’autre dans son aquarium, l’un chez les Montaigu et l’autre chez les Capulet.
Alors chacun rêve que la vie lui offre soudain une occasion de se rapprocher de l’autre, que pour l’instant il ne peut que regarder de loin, tendrement mais le coeur serré. « Perdu aux creux des nuages » , l’oiseau « voudrait bien changer / ses ailes en nageoires, / les arbres en plongeoir, / le ciel en baignoire » . Plongé dans l’eau, le poisson voudrait « que vienne l’orage » qui pourrait d’un coup « changer au cours du voyage / des plumes en écailles » . L’un rêve de rejoindre l’autre, l’autre rêve d’être rejoint, mais les deux se désolent que ce ne soit possible.
Juliette Gréco chante cette histoire triste de façon légère, presque joyeuse, et même guillerette. Peut-être est-ce le signe qu’en fait, elle ne se résigne pas à ce que ce genre d’amour soit impossible? Peut-être veut-elle dire que si on y met tout son coeur, un rapprochement que l’on croyait interdit peut se matérialiser? Par la grâce de l’interprétation, ce texte mélancolique devient un fier et superbe « Et pourquoi pas? » Il faut juste un peu de conviction et d’imagination pour savoir « comment s’y prendre » …
L’allégresse de Juliette Gréco est d’autant plus touchante qu’en réalité, cette chanson est tout sauf une bluette innocente. En effet, elle fait clairement référence à l’histoire d’amour que la chanteuse avait vécue avec Miles Davis. Il paraît que quand celui-ci est retourné aux États-Unis, Jean-Paul Sartre lui a demandé « Pourquoi vous ne l’épousez pas? » , et qu’il a répondu: « Parce que je l’aime” – autrement dit, parce que je sais que si je l’épouse elle va subir la bêtise et la méchanceté propres au racisme, et parce que j’ai trop d’amour pour elle pour accepter qu’elle en souffre.
Une fois qu’on connaît le sous-texte, cette chanson apparaît pour ce qu’elle est aussi: un encouragement à ne pas avoir peur de la différence, à ouvrir la porte, à sortir de chez soi et à se laisser approcher, regarder et toucher.
« Un petit poisson, un petit oiseau
s’aimaient d’amour tendre
Mais comment s’y prendre? »