Née en 1958 dans l’Amérique profonde (Mishakawa dans l’Indiana), Lisa Germano est issue d’une famille de musiciens (un père chef d’orchestre et une mère professeure de solfège), dans laquelle elle a appris à jouer de plusieurs instruments dont le violon, la guitare ou la mandoline. Elle a d’abord accompagné pendant une dizaine d’années des groupes comme Simple Minds, avant de démarrer une carrière solo en 1992.
Ses trois premiers disques ont été de plus en plus sombres: dans le second (pourtant intitulé « Happiness » ) elle raconte le désastre de ses cinq années de mariage; dans le troisième (« Geek the girl » ), elle règle ses comptes avec ce qui lui reste de rêves romantiques (autrement dit déjà plus grand-chose). Il faut dire qu’elle a été servie côté traumatismes: bien avant de subir un mariage foireux avec un homme qui la négligeait et lui infligeait vexations et brimades, elle a courageusement raconté les violences sexuelles dont elle a été victime à l’âge de huit ans, dans une chanson au titre poignant (« Destroy the flower » ).
Sorti en 1996, son quatrième album studio porte un titre un peu curieux (« Excerpts from a love circus » ). Lisa Germano y propose un mélange de folk et de pop, avec des textes souvent caustiques et cinglants, parfois un peu étranges (elle aime visiblement s’évader dans des mondes imaginaires), qui évoquent la jalousie (« Messages from Sophia » ), le dédoublement de personnalité (« Beautiful schizophrenic » ), le manque d’estime pour elle-même (« I love a snot » )… Ces thèmes sont éprouvants, et ils pourraient déboucher sur des chansons ressemblant à une exploration sans fin du malaise, du malheur et du psychodrame. Parfois Lisa Germano succombe à cette tentation: dans un des morceaux par exemple, elle prononce ces mots 100% chacal (coucou aux fans de CNV): « Tu es une constipation / Quand je pense à toi, j’ai l’haleine fétide » .
Mais elle tient à conserver de la clarté même à l’évocation des moments difficiles. Les numéros du petit cirque amoureux qu’elle narre sont tour à tour tristes, narquois, coléreux, vindicatifs, badins… Les paroles de Lisa Germano sont faites de tout ce qui fait la vie: du plaisir, de la nostalgie, du bonheur, du chagrin, du dégoût, tout cela existe en même temps et se mélange, rien ne prend jamais toute la place, tout a toujours un espace pour s’exprimer, si petit soit-il.
Les mélodies sur lesquelles ces paroles sont posées sont simples, mais exquises. Quant aux arrangements, ils sont tout à fait accessibles, mais très diversifiés (là aussi cela relève un peu du patchwork, et là aussi cela ressemble à la vie): de la guitare, du piano, du violon, des percussions, et toutes sortes d’effets originaux (on entend par exemple plusieurs fois les ronronnements ou les miaulements de son chat).
Cet assemblage de textes crus et sans concessions et d’une musique élégante fait de « Excerpts from a love circus » un album inventif et d’une grande richesse – vraiment un très beau disque, intime, plein de personnalité, de charme et de mystère.
« We suck » est pour moi l’une des chansons les plus émouvantes de l’album.
Lisa Germano démarre par un constat désolé à propos de l’homme avec lequel elle entretient une relation pour le moins merdeuse: il a l’air heureux, en tous cas satisfait de ce qu’il vit avec elle, mais c’est parce qu’elle ne lui dit pas ce qu’elle ressent vraiment à son propos et à propos de leur couple (« He’s happy cause I didn’t say / what I think anyway » ), parce qu’elle le flatte au lieu de lui dire ce qu’elle pense de lui, à savoir qu’il « craint » (« I can’t tell him what I think / He’s happy ’cause I said «you look gorgeous» / I wanted to say you suck » ).
Cet homme, qu’elle appelle « Mr. Control » (un surnom débordant d’affection…), elle passe son temps à le ménager en ne lui disant pas la vérité sur ses sentiments (« Still protecting the boy from the truth » ).
Mais plus la chanson avance, plus Lisa Germano admet qu’en vivant ainsi dans le mensonge, en se forçant à sourire, à lui parler gentiment (« I’m so nice on the phone » ), et peut-être à le gratifier des gâteries qu’il lui réclame (le « I suck, dignity, I suck » sent le double sens à plein nez), et en s’empêchant de quitter cet homme si insatisfaisant, elle ne rend service à personne, même pas à lui (« Mr. control you lose, you lose » ).
Mais bien entendu, c’est elle qui est la principale victime de cette indécision, car elle se condamne ainsi à une relation médiocre et peu épanouissante, et elle s’empêche du même coup d’en vivre une autre qui pourrait la rendre heureuse.
Ce texte, chanté par Lisa Germano avec une voix d’une intense désolation, comme si toute vitalité l’avait désertée, est déjà très émouvant.
Mais il est magnifié par une musique splendide, d’une étonnante candeur, avec un mariage d’une élégance rare entre le piano, le violon, une batterie et une guitare aussi discrètes l’une que l’autre. Ce que je préfère dans cette musique, ce que j’attends à chaque écoute et qui me ravit à chaque fois, ce sont ces perles de notes qui tombent en cascade à 2’59, jouées par un instrument que je n’arrive pas à identifier. Rien que pour ces quelques secondes de mystère et de magie, j’ai envie de dire que ce qui craint, c’est de ne pas être retourné d’émotion à l’écoute de cette magnifique pépite qu’est « We suck » .