Charles Laughton – « La nuit du chasseur »

En musique on parle des « one hit wonders », ces tubes uniques dans la carrière d’un artiste (par exemple « Wot » de Captain sensible).

Il en va de même ici, puisque Charles Laughton a été l’homme d’un seul film (l’échec commercial du film « La nuit du chasseur » l’a empêché d’en tourner d’autres). Un seul film, mais un chef d’oeuvre absolu, d’une perfection immaculée, qui peut lever le doigt pour en dire autant? Personne, il me semble. En tous cas il s’agit de l’un de mes dix films préférés.

Charles Laughton était un comédien et un acteur très réputé pour la façon très sensible et profonde dont il interprétait notamment des rôles de personnages incarnant la monstruosité sur le plan physique ou psychologique, tels que Quasimodo ou Henri VIII. C’est peut-être la raison pour laquelle il a eu envie d’adapter au cinéma un roman paru en 1953, « La nuit du chasseur » , qui retraçait l’histoire d’un tueur en série qui, en outre, avait justement sévi dans la ville où il avait lui-même grandi.

Très proche du roman, dont il reprend le titre, « La nuit du chasseur » a pour personnage principal un prédicateur maléfique et terrifiant appelé Powell, incarné par Robert Mitchum. À l’occasion d’un passage en prison, il découvre que son co-détenu, Harper, a caché chez lui le butin d’un hold-up sanglant, et qu’il a fait promettre à ses deux jeunes enfants, John et Pearl, de garder le secret de la cachette (en l’occurrence la poupée de la petite fille). Une fois libéré, quand Powell apprend qu’Harper vient d’être exécuté, il projette d’épouser sa veuve, Willa, pour essayer d’extorquer aux enfants le secret qui lui permettra de mettre la main sur les 10.000 dollars du butin. Désespérée et dépourvue de toute ressource, Willa se laisse convaincre et accepte d’épouser Powell, aveugle à son sombre dessein.

À partir de ce moment, le film devient un combat eschatologique entre le bien et le mal, entre les ténèbres et la lumière, entre le calcul froid et cynique d’un adulte démoniaque et manipulateur et l’innocence et la bonté des enfants (et des personnes qui les protègent et se dédient à leur bonheur, précisément parce qu’ils ont gardé leur âme d’enfant).

Dans sa nouvelle famille, le prédicateur psychopathe va très vite s’avérer effroyable, avec ses regards perçants, ses tics, sa manie de trifouiller son couteau à cran d’arrêt, sa façon angoissante de psalmodier une chanson qui revient plusieurs fois dans le film (« Leaning on the everlasting arms » ), et ses sermons qui mettent en scène le combat entre « LOVE » and « HATE » , deux mots qu’il a tatoués sur ses phalanges. Au bout de quelques temps, Powell assassine Willa afin d’avoir les coudées franches pour arracher aux enfants l’information qu’ils détiennent. Mais ceux-ci, terrorisés, décident de s’enfuir dans une barque sur la rivière – et pour nous qui les regardons, quel soulagement de les voir échapper aux griffes de cet homme qui incarne la perversité.

Pour ne pas vous spoiler, je ne vous raconte par la suite et la fin du film, qui est elle aussi d’une beauté suffocante et bouleversante…

C’est dans la fameuse « scène de la barque » qu’on entend la courte berceuse que je partage ce soir. Mon ami Elric, grand cinéphile et fin connaisseur de l’écriture cinématographique, utilise parfois la formule « moment de cinéma » . Je ne suis pas forcément bien sûr de comprendre ce que cela signifie, mais en revanche je suis certain que s’il existe des « moments de cinéma » , alors cette scène en est un, sans conteste, et sans doute l’un des plus beaux, les plus oniriques et les plus envoûtants, au sens le plus fort du terme.

« La nuit du chasseur » est une œuvre d’une richesse inouïe, complexe et inclassable, qui fourmille de références bibliques et qui emprunte à des genres très différents (le western, le film noir, le conte pour enfants, le cinéma fantastique, le film d’horreur…).

Dans cette scène, tout est réuni. Fasciné par l’expressionnisme allemand, Charles Laughton utilise ici la musique, les jeux d’ombre et de lumière, les apparitions sur différents plans de l’écran (la toile d’araignée dont s’écarte à l’arrière-plan la barque, celle-ci glissant sur l’eau qui scintille sous la lune et les étoiles, la grenouille immobile, les fleurs qui libèrent leur pollen sous le vent léger…).

Avec ces trois fois rien, il parvient à composer une atmosphère fantasmagorique, quelque part entre le cauchemar et le rêve. Ses personnages apparaissent comme les jouets de forces qui les dépassent, qui pour certains les emprisonnent (la toile d’araignée, encore), et qui pour d’autres les libèrent et les emmènent vers un royaume d’amour et de paix: les éléments naturels semblent veiller sur les deux petits, organiser et protéger doucement leur évasion.

Assise à l’arrière de la barque pendant que son grand frère s’est assoupi, la petite Pearl chante « Once upon a time there was a pretty fly » , d’une voix angélique, accompagnée par une musique d’une légèreté infinie, qui me fait penser à certains passages des œuvres orchestrales de Debussy, que j’aime tant. À cet instant du film, on ne sait pas où vont les enfants, ni si le chasseur à leurs trousses n’est pas déjà sur le point de les rattraper, ni s’ils trouveront quelque part quelqu’un pour les protéger et un refuge pour se reposer.

On sait juste qu’il s’agit, pour ces deux enfants et pour nous qui les regardons, d’un instant de grâce et de soulagement, de ceux dont on a besoin lorsqu’on est en pleine tempête.

« Once upon a time,

there was a pretty fly

He had a pretty wife,

this pretty fly

But one night,

she flew away,

flew away

She had two pretty children,

but one night,

these two pretty children

flew away,

flew away

into the sky,

into the moon »

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