Il y a deux ans disparaissait David Freel, le leader guitariste et chanteur du groupe américain Swell: l’occasion de re(découvrir) ce groupe avec une chanson atypique et ensorcelante issue de l’un de ses meilleurs albums…
L’histoire de Swell est celle d’un excellent groupe qui a raté son rendez-vous avec le grand public, pour lequel à vrai dire il n’écrivait pas (ses membres se contentaient de composer et de jouer les chansons dont ils avaient envie, en y mettant tout leur coeur, et advienne que pourra), mais enfin une reconnaissance plus large n’aurait sans doute pas été de refus. Pour décrire son peu de notoriété, les fans du groupe californien parlent souvent d’injustice, et quand on écoute en entier l’album « Too many days without thinking » , splendide de bout en bout, je suis bien d’accord avec eux.
Je peux le dire d’autant plus tranquillement que j’ai moi-même découvert Swell sur le tard, après la mort de David Freel. Shame on me.
« Too many days without thinking » est un disque qui atteint un équilibre subtil et à mon goût quasi parfait: il est inventif mais sans verser dans les expérimentations arty qui me gonflent assez souvent, il est plein d’énergie mais sans être bourrin, il fourmille de mélodies entêtantes mais sans facilité…
C’est notamment le cas sur ce morceau. Celui-ci commence par un long instrumental répétitif d’où émerge ce que j’adore le plus dans le son du groupe: la batterie originale et précise de Sean Kirkpatrick, ici légèrement syncopée (ce qui la rend encore plus captivante). La guitare acoustique et la voix de David Freel, très minimalistes, prennent de l’ampleur lorsqu’elles sont rejointes, dans les refrains, par un synthé quasiment bloqué sur une seule note.
Cette description peut laisser croire à une chanson indolente et un poil monotone, mais « What I Always Wanted » est en réalité très excitante. Lorsqu’on l’a déjà entendue et appréciée plusieurs fois, assez pour bien la connaître, on est irrésistiblement plongé dans l’attente de deux moments où une légère modulation remplit soudain le morceau d’un halo de mystère et de séduction: l’apparition à 3’37 d’une deuxième voix qui vient moduler la première, tandis que le clavier va chercher une nappe plus aiguë; et plus encore, un froissement de tambourin si léger qu’on croirait un furtif serpent à sonnette (à 2’53). Comme l’a écrit Rémi Lefebvre dans une belle chronique de cette chanson, « la musique ce sont des notes, du silence entre elles, un flux que l’on a appris à connaître et reconnaître (…), et souvent un moment vibrant, aussi fugace qu’inéluctable, que l’on attend dès que le morceau est engagé. » Cette chanson de Swell en est un exemple parfait: depuis ses premières notes, « tout semble ainsi tendu vers le tintement de ces cymbales, qui sont comme une délivrance, une épiphanie » , et qui bien qu’elles soient à peine perceptibles, s’avèrent renversantes.
Quand j’ai lu cette analyse de Rémi, j’ai tout de suite pensé à un formidable épisode de la non moins formidable émission de France Inter animée par Jean-Claude Ameisen, « Sur les épaules de Darwin » . Dans cet épisode, Ameisen raconte l’expérience suivante:
« Une équipe de chercheurs a fait écouter à des personnes des morceaux de musique dans lesquels ils avaient remplacé quelques mesures de musique par des plages de silence – des interruptions silencieuses de deux à cinq secondes.
Les personnes qui ne connaissent pas le morceau de musique le remarquent immédiatement.
Mais les personnes qui connaissent et aiment ce morceau ne remarquent pas ces plages de silence. Leur conscience remplace la musique qui manque par la séquence qui est présente dans leur souvenir. Elles n’ont pas entendu qu’il y avait eu une interruption. Elles ont entendu le morceau de musique dont leur mémoire et leur anticipation du plaisir à venir ont reconstruit en elles les passages effacés. «Les mélodies entendues sont douces», dit John Keats. Mais celles qui ne sont pas entendues sont plus douces encore. »
Ce que Jean-Claude Ameisen décrit ici, c’est une expérience qui pour moi est profondément banale. Quand j’écoute un morceau que j’aime au plus haut point, que j’ai entendu des dizaines et des dizaines de fois, voire davantage, j’ai l’impression que c’est depuis mon propre cerveau qu’il est en train d’être diffusé, que c’est moi qui suis en train d’en jouer chaque note caractéristique, d’en chanter les paroles, de gratter les riffs de guitares ou de taper de mes index les breaks de batterie.
Ça ne fait pas très longtemps que je connais « What I always wanted » , mais elle est déjà entrée dans cette catégorie de chansons.