Je sais bien qu’en écrivant cela je commets un crime de lèse-majesté aux yeux de quelques amis, mais selon moi cette chanson fait partie de la longue liste des reprises qui s’avèrent meilleures que l’original.
« The man who sold the world » a été écrite et composée par David Bowie en 1970, pour son troisième album qui porte le même titre. La formule est empruntée à un écrivain américain de science-fiction, Robert A. Heinlein, qui avait écrit en 1950 une nouvelle intitulée The Man Who Sold the Moon (on reconnaît ici le goût de Bowie pour la SF, qui transparaît aussi dans « Space Oddity » et dans le fait que Bowie a créé le personnage de Ziggy Stardust, superstar du rock mais aussi extra-terrestre venant de la planète Mars).
Mis à part le clin d’oeil dans le titre, le texte de « The man who sold the world » ne fait pas spécialement référence à cette nouvelle. Bowie décrit ici un personnage bizarre, paumé et marginal, qui est une sorte de double de l’homme qu’il se sentait être à l’époque, et dont bien souvent il se sentait lui-même plus ou moins étranger (« I must have died alone / a long, long time ago« ). Comme il l’a dit plus tard dans une interview à la BBC, « Je crois que j’ai écrit cette chanson parce que j’étais à la recherche d’une partie de moi-même. (…) Pour moi, cette chanson a toujours symbolisé la façon dont on se sent quand on est jeune, quand il y a une partie de soi-même qui n’est pas encore tout à fait en place. Il y a cette période de recherche, ce besoin de découvrir qui on est vraiment. »
Il faut dire que David Bowie était hanté par la schizophrénie et la double personnalité, notamment parce que dans sa famille il y avait eu quelques cas très spectaculaires et traumatisants (plusieurs de ses tantes en avaient souffert, de même que son son demi-frère Terry, qui a énormément compté pour lui, mais qui a été interné à la fin des années 60 et qui a fini par se suicider en se jetant sous un train). Une des chansons de l’album évoque d’ailleurs assez explicitement la maladie de ce demi-frère adulé (« All The Madmen » ).
Kurt Cobain a toujours eu une prédilection pour « The man who sold the world », à tel point que dans son journal intime il l’a classée parmi ses 50 chansons préférées (à la 45ème place pour être précis). En 1993, lorsque Nirvana a été sollicité pour donner un concert « unplugged » sur MTV, il a souhaité en donner une version que David Bowie himself a jugée « simple mais de qualité, très honnête » . De fait elle est si bonne qu’elle a largement éclipsé l’originale, en tous cas dans les générations montantes: Bowie a d’ailleurs raconté plus tard que quand il jouait cette chanson en concert, il se trouvait souvent des jeunes pour lui dire « C’est cool que vous jouiez une chanson de Nirvana » !
Comme beaucoup de gens, j’ai moi-même découvert « The man who sold the world » par la reprise de Nirvana, car je ne connaissais pas grand chose de David Bowie, mis à part ses tubes des années 90 (« Let’s dance » ou « China girl » ), qui ne m’avaient pas spécialement enthousiasmé, et qui en tous cas ne m’avaient pas donné l’envie de me plonger dans sa discographie plus ancienne. C’est sans doute pour cela qu’encore aujourd’hui, bien que j’aie écouté de nombreuses fois la version originale de 1970, l’interprétation de Nirvana me plaît beaucoup plus. Le rythme est quasiment le même, mais je suis toujours saisi par cette boucle de guitare étrange et gémissante et par la voix torturée et plaintive de Kurt Cobain.
Cette reprise a aussi joué un rôle important dans la vie de David Bowie lui-même, car d’après ses dires, elle lui a permis de se rendre compte de la place éminente qu’il occupait dans le « paysage musical américain » . J’ai été content de lire cette formule, car d’une certaine manière elle me dédouane pour ma méconnaissance de l’oeuvre de Bowie (si l’artiste lui-même ne se rend pas compte de son héritage musical, je suis excusable d’être passé à côté, non?).
Ces derniers mois, je me suis mis à l’écouter davantage, grâce à des discussions avec quelques amis et à l’écoute de quelques podcasts passionnants, en particulier la série de neuf épisodes produite par Michka Assayas dans « Very good trip » . Mais que Xtof me pardonne, pour ce qui est de cette chanson, je préfère toujours la version de Nirvana 😉
« For years and years I roamed,
I gazed a gazeless stare
at all the millions here »