Quand « Songs of a lost world », le quatorzième album studio de The Cure, est sorti le 1er novembre 2024, cela faisait seize ans (seize ans!) que le groupe anglais n’avait pas sorti d’album, et même une trentaine d’années qu’il n’en avait pas sorti un bon. Autant dire que l’impatience et l’excitation étaient à leur comble parmi les fans, et à vrai dire je crois que c’est cela qui a en a amené pas mal à l’accueillir de façon dithyrambique: ce n’est pas tant la musique elle-même qui était célébrée, que l’attente enfin récompensée.
L’album a été acclamé par une grande partie de la critique musicale, qui y a vu le meilleur opus de The Cure depuis « Disintegration » en 1989 ou « Wish » en 1992. Pour The Guardian par exemple, « Le groupe est à son apogée artistique: mélancolique et émouvant, avec un son percutant à la hauteur de l’impact émotionnel des paroles« . L’édition américaine de Rolling Stone assure que « Songs of a lost world » est « l’épopée apocalyptique triomphale qu’il devait être, assurément le meilleur des Cure depuis Disintegration, Smith atteint les profondeurs de son cœur en toile d’araignée, s’enfonçant dans la perte et le chagrin de l’adulte. » La presse française est tout autant emballée: Les Inrockuptibles parlent de « Gothique flamboyant » et de « Bande-son d’un monde en perdition« , Rolling Stone France d’un « requiem aussi céleste que dangereusement irrésistible« , Télérama de « Huit titres d’un romantisme extrême et d’une vertigineuse mélancolie » …
En lisant ce genre de commentaires enthousiastes, je soupçonne qu’ils sont pour beaucoup le résultat de l’amour sincère porté à ce groupe, qui a été si important et précieux dans la vie de beaucoup de gens – car si l’amour est aveugle, il est surtout voyant, en ce sens qu’il fait voir ce qui n’est pas mais qu’on a tellement envie de voir (ou d’entendre, en l’occurrence)…
Pour ma part, bien que grand amoureux de The Cure, je reste à vrai dire quelque peu perplexe et déçu devant ce nouveau disque dont la production est un peu brouillonne, les mélodies parfois bien pauvres, les orchestrations assez paresseuses… Le groupe nous sert sans surprise son habituelle formule (de longues chansons avec de longues introductions, suivies de couches de synthés et de guitares qui distribuent de la mélancolie en veux-tu en voilà, avec ça et là des solos plus ou moins inspirés). Comme l’a écrit un fan dans un commentaire désabusé, cet album était espéré comme « un ultime chef d’œuvre pour clore dignement une carrière exceptionnelle » , mais Robert Smith a désormais l’inspiration fatiguée: « il sort juste ce disque pour rappeler au public qu’il est toujours vivant, mais en réalité The Cure est déjà mort musicalement depuis un moment. » C’est un jugement sévère, trop sévère, mais pas totalement faux. Moi aussi en tous cas j’ai eu l’impression, à l’écoute de l’album en entier, que le groupe se plagie lui-même, de façon quelque peu poussive, faute de l’énergie et de la flamme nécessaires pour explorer, se nourrir d’artistes récents et se renouveler.
Robert Smith a promis que ce disque ne serait pas le dernier, et je ne suis pas sûr que ce soit une très bonne idée: peut-être vaudrait-il mieux que la dernière chanson de « Songs of a lost world » soit le clap de fin du groupe.
D’autant plus que « Endsong », justement, est l’une des chansons de ce disque qui m’emporte, et qui m’emporte même totalement, sans la moindre réserve: c’est un morceau crépusculaire et somptueux, dans lequel Robert Smith se retourne sur sa vie et en dresse un bilan d’une tristesse terrible et poignante.
Il faut dire que s’il chante encore et toujours la mélancolie, la mort et le deuil, c’est désormais de façon plus incarnée, car ces dernières années, Robert a perdu ses deux parents et son frère aîné (auquel est dédié « I can never say goodbye »). Dans une interview donnée à la BBC avant la sortie de l’album, il a eu ces phrases pudiques mais poignantes: « La mort est malheureusement de plus en plus présente chaque jour. Lorsqu’on est plus jeune, on la romance. Puis cela commence à arriver à votre famille proche et à vos amis. C’est alors une autre histoire. » Robert Smith ne chante plus la mort et la perte pour prendre une pose dandy ou pour jouer à se faire peur, mais parce que l’âge avançant elle rôde pour de vrai, parce qu’elle l’a frappé pour de bon. Cela change tout en termes de gravité, et pour les fans éternels de The Cure comme moi, que le groupe a longtemps réconfortés du tragique de nos vies, cela rend Robert encore plus attachant, comme un frère d’armes au bout du rouleau qu’on est saisi d’effroi et le cœur serré de voir s’affaisser.
Comme souvent chez The Cure, l’introduction de « Endsong » est longue, longue, longue, tirée par une batterie de déménageur musculeux qui ressemble aux tambours du Bronx et qui installe une atmosphère tribale ou urbaine, je ne sais pas bien, mais en tous cas sourde et oppressante, ça j’en suis sûr. À 0’47 apparaît un riff de guitare simple, qui scandera la chanson toute entière de façon obsédante, quoique sur des accords variés. À 2’22, une deuxième guitare laisse tomber trois notes descendantes qui là aussi reviendront jusqu’au bout, comme on baisse lentement la tête quand on se sent vaincu, trop épuisé pour continuer à lutter ou à avancer, avec à peine la force d’appeler à l’aide.
C’est une de ces intros que j’adore et qui m’électrisent, de celles qui montent doucement en puissance, qui attisent lentement et implacablement une envie de libération émotionnelle.
Quand au bout de six minutes et vingt-quatre secondes de frissons, la voix de Robert Smith tant attendue surgit enfin, un peu aiguë, plaintive et au bord de flancher, c’est pour lâcher quelques vers à tordre le bide, qui me donnent une irrépressible envie de chialer en pensant au lycéen torturé que j’étais quand j’ai découvert The Cure:
« And I’m outside in the dark,
staring at the blood red moon,
remembering the hopes and dreams I had
and all I had to do,
and wondering what became of that boy
and the world he called his own
I’m outside in the dark,
wondering how I got so old. »
Des rêves, des espoirs, à commencer par l’envie affamée de trouver un peu de compréhension, d’amour et de paix, c’est sans doute ce que les adolescent·es ont en commun, partout à travers ce monde si dur et si inhospitalier, et c’est sans doute pour cela que The Cure et Robert Smith sont si universels. Qui n’aurait pas le cœur serré en pensant au petit garçon ou à la petite fille qu’il ou elle a été, à l’univers sensible dans lequel il ou elle a grandi, qu’il ou elle a investi de ses émois, de ses enthousiasmes, de ses angoisses et de ses douleurs, et en constatant aujourd’hui que tout cela est en train de s’effacer et sera bientôt parti en fumée? « It’s all gone, it’s all gone, / nothing left of all I loved. »
Ce qui rend cette chanson bouleversante, c’est aussi, en tous cas pour les fans de The Cure comme moi, le rapport intime que nous avons noué avec ce grand frère dans lequel nous nous reconnaissions tant. Il était jeune, fier, fringant, farouchement arrogant et même flamboyant dans les vidéos de « Play for today » ou de « A forest », et le voilà laminé par les ans, affichant le petit bedon de la soixantaine, des cheveux toujours hirsutes mais gris et clairsemés, un visage épaissi, un regard un peu moins perçant et un peu las… La vieillesse est un naufrage, a dit un jour le général de Gaulle, mais quel scandale insupportable qu’elle atteigne aussi les icônes qui nous aidés à construire nos propres embarcations pour appareiller dans la vie!
Comme l’a joliment dit Michka Assayas dans l’émouvante série de podcasts qu’il a consacrée au groupe, The Cure a toujours utilisé « la palette aux couleurs blafardes de l’effacement, de l’effondrement, de la désintégration » , afin de produire une musique qui a été « un long et interminable deuil » .
« Endsong » creuse encore et encore ce sillon, mais de façon peut-être plus souveraine et bouleversante que jamais.
C’est un requiem rock, une ode désespérée, un adieu anticipé mais déjà déchirant.
C’est une chanson sur la tragédie de l’existence: tout ce qu’on aime le plus, tout ce à quoi on tient le plus, tout ce qu’on ne pourrait pas perdre sans une atroce sensation d’arrachement, tout cela disparaît aussi sûrement que ce qui est le plus anecdotique ou le plus vain, et même le plus détestable. Robert Smith essaye de s’en remettre, tant bien que mal. Pour ma part, quand j’essaye de m’imaginer dans une vingtaine d’années, épuisé, le corps douloureux, comptant les ami·es emporté·es par la mort, je sens que rien que d’y penser je défaille.
Cette chanson ne déclenche pas les pleurs que chez les fans comme moi, mais aussi chez son auteur et interprète. Dans une vidéo amateur filmée à Zagreb le 27 octobre dernier, quelques jours avant la sortie de l’album, par exemple: à 6’30’, juste après avoir chanté les premiers mots de « Endsong », les larmes coulent sur les joues de Robert Smith.
Peut-être pense-t-il alors que ce monde a été trop brutal pour lui, qu’il n’avait pas le cuir assez tanné pour y faire sa place et y vivre heureux? Peut-être se dit-il qu’il aurait préféré être de la trempe de ceux qui encaissent sans sourciller les chocs de la vie?
Mais peut-être se dit-il au contraire que c’est justement sa fragilité et sa sensibilité qui lui ont permis de parler au cœur de millions de jeunes gens qui lui ressemblent, le maquillage en moins? J’espère que c’est cette idée qui lui vient en tête.
Je me rends compte seulement aujourd’hui, peut-être même seulement en écrivant cette chronique et en mettant des mots sur mes ressentis implicites de toujours, à quel point Robert Smith a été précieux pour moi: depuis quarante ans, il m’a aidé à survivre, puis à vivre.
Maintenant que j’ai écouté ce disque, je sais qu’il m’aidera aussi à préparer mon départ.