The Beach boys, « God only knows »

Avec les Stones ou David Bowie, les Beach boys font partie de ces monstres sacrés de la musique populaire que je connais très mal, mais que mes chroniques musicales m’amènent à mieux découvrir. La mort toute récente de leur chanteur et icône, Brian Wilson, m’a permis de lire des articles et d’entendre quelques podcasts qui m’ont donné envie de l’écouter sérieusement, au-delà des tubes ensoleillés du type « Surfin’ USA » ou « California dreaming »… et comme très souvent, j’ai été conquis et emporté par de nombreuses chansons, à commencer par celle-ci.

« God only knows » figure sur « Pet sounds », l’un des albums les plus estimés des Beach boys, mais aussi de toute l’histoire de la pop et du rock. Dans une autre chronique, je prendrai le temps de décrire plus en détail ce disque, et plus largement la carrière assez fascinante du groupe et de son leader. Aujourd’hui je vais me contenter de parler un peu de cette chanson merveilleuse, que Paul McCartney considérait comme « the greatest song ever written » . Sacré compliment pour un morceau qui, au départ, n’était qu’une face B sur le 45 tours du single « Wouldn’t it be nice »…

Brian Wilson a déclaré que « God only knows » a été écrite et composée suite à des prières collectives organisées alors que le groupe travaillait en studio, pour rendre hommage au Créateur sans qui, selon lui, la vie n’aurait guère de sens. Mais bien sûr il est tentant d’y voir aussi une chanson d’amour, et même un sommet du genre.

À vrai dire, dans l’esprit de Brian Wilson, les deux thématiques étaient intimement liées. « God only knows » s’ouvre sur ces mots d’une lucidité tranchante : « I may not always love you » . Pas spécialement le genre d’entame qui convainc d’emblée les producteurs et les programmateurs de radio… Mais la suite est un hommage humble et vibrant à la personne aimée, sans qui la vie serait si différente qu’il nous semble que ce serait tout simplement pas une vie mais une morne plaine, une traversée du désert sans aucune perspective, peut-être même un long et interminable tunnel de chagrin, d’angoisse et de colère sourde : « God only knows what I’d be without you. » Si jamais tu devais me quitter, poursuit Brian Wilson dans le couplet suivant, la vie continuerait, certes, mais elle n’aurait plus la moindre saveur : « What good would living do me? » En lisant ces paroles, j’ai pensé à la chanson de Jean Ferrat qui déploie la même thématique, un an plus tôt : « Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre / Que serais-je sans toi qu’un cœur au bois dormant, / que cette heure arrêtée au cadran de la montre / Que serais-je sans toi que ce balbutiement ? » Un amour si fort et si profond ne doit évidemment pas être tu : ne sois pas inquiète, ajoute Brian Wilson, tant que des étoiles planeront au-dessus de toi, tu ne pourras jamais douter de mon amour, car je ne cesserai de l’exprimer (« You never need to doubt it / I’ll make you so sure about it » ).

Mais le « you » auquel s’adresse Brian Wilson, peut-être est-ce le Dieu auquel il croit, qu’il aime avec ferveur et qui connaît toutes les réponses aux questions angoissantes qu’il se pose ? Cette interprétation est d’autant moins absurde que comme je le disais, le chanteur des Beach boys l’a lui-même revendiquée. Sans doute se disait-il que l’avantage de cet amour là, c’est qu’il n’aurait pas de fin… Peut-être, mais pour autant il ne l’a pas empêché de ressentir une profonde mélancolie – d’ailleurs quelques temps après la sortie de l’album « Pet sounds », il plongera dans une profonde dépression dont il n’arrivera jamais à se remettre vraiment. Comme quoi l’amour de Dieu ne protège pas de grand chose…

Si « God only knows » est une chanson merveilleuse, ce n’est pas seulement pour son texte énigmatique et à la beauté simple et presque enfantine, mais aussi, bien sûr, pour sa musique. Ces paroles graves, Brian Wilson les a posées sur des mélodies, une orchestrations et des harmonies d’une délicatesse, d’une inventivité, d’une richesse et d’une joie assez étonnantes, formant ainsi l’essence même de la mélancolie, ce mélange intime de tristesse et de félicité. Renforcé par des musiciens du producteur Phil Spector (celui-là même des Beatles et du fameux « mur de son »), l’orchestre est foisonnant : en plus de la batterie, de la basse et des guitares, on entend ici un accordéon, plusieurs instruments à cordes (un violoncelle et des violons), des cuivres et des bois (notamment plusieurs saxophones). Si on ne faisait pas attention aux paroles, on pourrait croire qu’on a ici affaire à une feel good song classique, sautillante et mentholée, notamment dans un final où l’orchestre et la chorale s’encouragent mutuellement pour lancer en canon une succession de « God only knows what I’d be without you » .

Marc Chagall, « Les amoureux », 1929 / Tel Aviv museum

Ce que j’ai découvert en écoutant avec attention « God Only Knows », c’est une chanson qui, sous son apparente facilité, et loin des chansons estivales sur le surf et les California girls qui avaient fait la notoriété des Beach Boys, est un morceau riche et ouvragé, à la hauteur de la complexité et de l’évanescence de nos vies humaines. Prière autant que déclaration d’amour terrestre, il évoque un sentiment mélancolique car fragile et éphémère, aussi bien qu’un amour épanouissant, spirituel, libérateur même. Plus subtilement encore, il laisse entendre que si nous avons de la chance, toutes ces dimensions peuvent se rejoindre : l’amour ne durera peut-être pas, en tous cas il ne sera pas éternel, mais il pourra nous faire accéder à une dimension de la réalité que sans lui nous ne soupçonnerions même pas.

Il pourrait aussi, cet amour, nous soulager, nous apaiser, nous offrir un refuge dans lequel nous pouvons venir nous blottir quand les temps sont mauvais et les vents sont contraires, lorsque nous n’y arrivons plus en comptant sur nos seules forces. Dans une autre chanson de « Pet sounds », Brian Wilson invite la personne qu’il aime à venir se reposer sur lui pour trouver le courage dont elle a besoin : « Don’t talk, put your head on my shoulder / Don’t talk, close your eyes and be still » . Cet amour là, Dieu seul sait à quel point nous ne pouvons pas nous en passer, et combien il est important de dire à celles et ceux qui comptent pour nous et qui comptent sur nous : « Je suis là, je veille sur toi, je ne te lâche pas ».

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