Durant mes dix premières années, j’ai baigné presque à 100% dans la culture de ma famille. Mes parents regardaient assez peu la télévision, excepté « Apostrophes », « Le grand échiquier », quelques films de temps en temps, assez souvent « Champs-Élysées » (comparer cette émission de Michel Drucker aux programmes actuels sur les chaînes de la TNT illustre assez bien la décadence culturelle qui a eu lieu depuis les années 1980…), et du sport (on ne ratait jamais « Stade2 » le dimanche en fin d’après-midi). Ils écoutaient parfois de la musique, exclusivement leurs bandes magnétiques et leurs 33 tours mais jamais la radio, et c’était essentiellement de la chanson française rive gauche. Comme à l’époque il n’y avait que trois chaînes publiques et aucune radio libre, et pas d’internet bien entendu, et comme en plus nous vivions dans un village à une quinzaine de kilomètres de Grenoble, je n’avais même pas idée qu’il existait une autre culture musicale que celle de mes parents.
Lorsque je suis entré au collège, j’ai brusquement été confronté à de tout nouveaux continents sonores, et je me souviens avec quelle excitation j’ai ramené les disques de mes copains pour les enregistrer sur des cassettes audio que j’écoutais ensuite dans ma chambre sur mon tout petit magnétophone de marque Crown. Parmi les premiers groupes et artistes que j’ai alors découverts, il y avait AC/DC, The Police, Madness, Kim Wilde, Téléphone… et Renaud.
Au tout début des années 80, celui-ci chantait (oui à l’époque il chantait !) des chansons qui parlaient de la banlieue que je fréquentais au collège de la Villeneuve, qui avaient souvent une pointe d’humour assez amusante, et aussi un petit parfum de rébellion qui ne pouvait que plaire au jeune pré-ado que j’étais. Durant mes années de lycée, Renaud a mis en veilleuse la gouaille de titi parisien, la casquette et le musette et il a sorti des morceaux plus élaborés et plus matures, mais je les aimais déjà moins, hormis ce joyau désarmant qu’est « Mistral gagnant » . Par la suite sa carrière et sa vie n’ont été qu’une longue descente aux abîmes, avec comme ultime abomination la pathétique « Corona song » (il faut absolument aller lire les commentaires sous la vidéo, c’est hilarant et ça m’a valu quelques fous-rires réjouissants).
Très franchement, ça me fait de la peine de suivre le lent naufrage de cet homme (et pas seulement sur le plan artistique: ses proches, notamment sa fille Lolita qui est devenue sa manageuse il y a peu, témoignent de l’enfer que ça a été de devoir s’occuper de lui). À un moment j’en voulais beaucoup à son entourage, j’avais envie de les secouer en leur demandant de lui interdire de sortir encore des disques et de monter sur scène, comme on confisque les clés de la voiture à un papy qui s’obstine à conduire alors qu’il n’y voit plus goutte. Maintenant je me dis qu’après tout chacun est libre, alors si ça lui fait du bien et si ses fans continuent à l’apprécier, pourquoi pas…
Quoi qu’il en soit, comme j’aimais bien Renaud quand j’étais ado, j’ai envie de partager une chanson qui donne de lui une image plus engageante, et même simplement plus vivante.
Si j’avais du choisir la chanson que je préférais dans mes années collège, j’aurais hésité entre « Laisse béton », Marche à l’ombre », « Les aventures de Gérard Lambert », « Dans mon HLM », « Mon beauf »… Mais je me tourne vers une chanson plus ancienne, issue de son premier album paru en 1975, car aujourd’hui elle me parle beaucoup plus. Dans « Société tu m’auras pas », Renaud adopte une posture de rebelle engagé qui était sans doute tout à fait sincère mais qui, avec le recul, quand on sait ce qu’a été sa trajectoire de vie, est un peu de pacotille (dans les premiers vers il se situe lui-même dans la lignée de Bob Dylan, ce qui est assez risible). Très clairement influencé par Mai 68, il exprime un rejet systématique des conventions sociales, de la morale bourgeoise et des institutions oppressantes et standardisantes (la famille traditionnelle, le travail, l’armée, les « cons en uniforme » …), une revendication farouche d’insoumission et d’indépendance (« On les a récupérés, / oui mais moi on m’aura pas » – de fait la société l’a eu, et pas qu’un peu), un appel à la révolte et même à la révolution (« la Commune refleurira » ). Tout cela est exprimé avec des arrangements basiques (ce n’est vraiment pas pour la musique qu’on se souviendra de Renaud), et un langage direct et provocateur deviendra qui l’une de ses principales marques de fabrique.
Si j’ai envie de partager cette chanson, c’est parce que plus les années passent, et plus je me sens dans le même état d’esprit face à la société dans laquelle je vis (ce n’est pas pour rien que je parle de « bifurquer »…). Elle a bien sûr des aspects valables, je ne veux pas cracher dans la soupe. Mais je peux de moins en moins supporter l’obsession de la réussite, le consumérisme, la compétition généralisée, l’expression de plus en plus décomplexée du racisme et du sexisme, la médiocrité culturelle affolante dans les médias de masse… Mon garçon me dit de plus en plus souvent qu’il est révolté par cette société, qu’il voudrait ne pas trop lui devoir, en tous cas ne pas financer par son travail ce que son fonctionnement a de plus dégueulasse. C’est un euphémisme de dire que je ne vois pas beaucoup d’arguments solides à mettre en face de ce point de vue.
Alors ce soir, va pour « Société tu m’auras pas ». Ne serait-ce que pour le plaisir d’exprimer mon mépris à l’égard des bataillons de Dupont-Lajoie qui, le cul vissé sur leur canapé et le cerveau lobotomisé par C-News et la Bollosphère, ingurgitent et vomissent ad nauseam les conn.eries et les saloperies de la bande à Pascal Prout et de la troupe de Cyril Hanouna sur les immigrés, les zécolos, les fonctionnaires ou les wokes. À ces gens-là, j’ai moi aussi envie de chanter ces paroles, qui trahissent un peu l’ado attardé, j’en conviens, mais qui dégagent les bronches :
« Mais en attendant, je chante,
et je te crache à la gueule
cette petite chanson méchante
que t’écoutes dans ton fauteuil. »

