Avec son deuxième album sorti en 1982, « A broken frame », Depeche Mode commence déjà à s’éloigner un peu de la synthpop bondissante de ses tout débuts, que je n’apprécie pas trop (j’en ai parlé dans une chronique précédente). Bien sûr la boîte à rythme et les synthés sont toujours omniprésents, mais la couleur musicale est quand même plus travaillée, plus léchée. Elle est également plus expérimentale, plus calme, plus sombre : l’influence de la musique industrielle allemande (notamment de Kraftwerk) prend de plus en plus de place, et elle se traduit par un goût pour les percussions froides et désincarnées, pour les sons lourds et métalliques. Quant aux textes de Martin Gore, ils parlent essentiellement de la difficulté à aimer, de sexualité, de solitude, voire de religion : ils explorent donc tous les méandres de l’âme humaine, bien loin de l’euphorie quasiment guillerette de « Just can’t get enough » .
« Leave in silence » illustre à merveille cette évolution. La chanson commence de façon surprenante par des choeurs, sur lesquels viennent se poser un beat syncopé, quelques bips, des gimmicks et des effets sonores subtilement travaillés et agencés, comme est subtile l’alternance entre les voix de Dave Gahan et de Martin Gore. Tout au long de la chanson, l’ambiance musicale est dansante mais froide et dépouillée – si on peut sans problème danser sur cette chanson, c’est plutôt au ralenti et avec un goût de mélancolie dans la bouche, comme à la toute fin d’une soirée, quand tout le monde ou presque est parti et quand ça sent méchamment la fin. À partir des trois minutes, après une dernière salve de « Leave in silence » murmurés, le morceau commence à s’effacer doucement, comme on rassemble ses affaires pour être sûr de ne rien oublier avant de quitter les lieux, avec de délicates notes de synthé carillonnantes qui semblent tomber du ciel, et il se conclut par un long fade away finement amené et réalisé, et qui me file les poils.
Bref, sur le plan musical, « Leave in Silence » est un morceau assez magistral. Depeche Mode parvient à créer une musique charnelle et émouvante avec uniquement des sons électroniques, et je trouve ça très fort. Ce morceau est si beau que personnellement je l’aurais plutôt placé tout à la fin du disque, pour prendre congé des fans avec élégance et discrétion.
Car c’est de cela quand même dont parle la chanson : prendre congé.
« Leave in silence » est le premier de la longue liste de singles mélancoliques de Depeche mode, et pas le moindre. Le texte donne la parole à un homme désemparé, usé, qui n’a plus la force de supporter la violence émotionnelle dans laquelle il est plongé depuis beaucoup trop longtemps, et encore moins les trésors d’énergie, d’imagination et de contorsions que ça lui demande pour s’en accommoder tant bien que mal (« I hate being in these situations / that call for diplomatic relations » ). Cet homme a trop souvent déchanté, il a trop avalé de couleuvres, maintenant il a franchi la limite de ce qu’il pouvait supporter, alors il décide d’abandonner, de jeter l’éponge, de s’en aller. Mais il le fait en silence, sans faire d’esclandre : il s’agit plus de disparaître que de quitter, comme si l’enjeu était certes de s’éloigner de quelqu’un (ou plutôt d’une relation traumatisante avec ce quelqu’un), mais aussi, et peut-être surtout, de s’épargner de la souffrance, de se protéger, de s’écouter, et de se retrouver soi-même, d’aller vers soi-même (ce n’est pas une chanson contre qui que ce soit, mais pour soi).
Bien entendu, c’est à la fin d’une relation amoureuse que l’on pense d’abord, et c’est probablement cela que Martin Gore avait en tête en écrivant ces paroles (lesquelles mentionnent d’ailleurs un « nous » à l’agonie : « I’ve told myself so many times before, / but this time I think I mean it for sure / We have reached a full stop / Nothing’s going to save us from the big drop » . L’homme qui chante ici aimerait avoir une baguette magique capable de bloquer le cancer de la désunion, il aimerait trouver une réponse à la crise que son couple traverse, ou ne serait-ce que croire qu’il pourra arrêter les choses d’empirer et que le couple aura une chance de se retrouver (« If I only knew the answer / or I thought we had a chance / or I could stop this » ; « If I only had a potion, / some magical lotion / that could stop this, I would stop this » ). Mais il confesse qu’il n’y croit plus, qu’il n’a plus confiance dans les promesses de l’autre, qu’il est trop fatigué pour résister encore, alors de guerre lasse et le coeur gros, il ne voit plus d’autre issue que d’arrêter les frais. Pour l’autre c’est terrible, bien sûr. Mais peut-être que c’est aussi pour son bien à elle que cet homme décide ainsi de s’éloigner sans mot dire : pour qu’elle trouve en elle-même les ressources indispensables pour sortir du bourbier dans lequel elle est elle-même emprisonnée, puisque manifestement elle n’y arrive pas dans le cadre de leur relation.
Partir en silence, c’est aussi un choix qu’on peut avoir envie de faire dans le monde du travail. Je pense ici au concept de « quiet quitting » (démission silencieuse), qui dans le monde du travail désigne une façon pour les salarié·es de se désengager progressivement et lentement, de ralentir la cadence, de limiter leurs heures, et surtout, surtout de ne plus laisser le travail envahir leur sphère privée (là aussi, en général il s’agit davantage d’une démarche pour soi que contre ses collègues ou ses clients).
Et puis on peut aussi, j’en sais quelque chose, avoir carrément envie de quitter en silence la société dans laquelle on vit.
Chez beaucoup, ce qui motive à partir est le désir de voyage, la soif d’un ailleurs séduisant : c’est le cas par exemple du Marius de Marcel Pagnol, qui embarque au petit jour sur un navire de la marine marchande sans en avertir quiconque, pas même Fanny avec qui il vient pourtant de passer la nuit, et qui va s’abîmer pour longtemps dans un chagrin d’amour dont il n’a que faire.
Mais chez d’autres, de plus en plus nombreux, et dont je suis, ce qui motive est l’écoeurement ou l’effroi devant cette société dans quoi ils ou elles sont plongé·es. C’est cette tentation que décrit le joli mot de « bifurcation » , et c’est que ce que j’essaye de mettre en œuvre depuis quelques années, assez péniblement, d’abord parce que je reste dans cette société du fait de mon métier et de tous les avantages financiers qu’il me procure, et aussi parce qu’il m’est très douloureux de ne plus voir assez les personnes que j’aime et qui continuent, elles, d’y vivre à temps plein.
Cette société, je voudrais ne plus contribuer au merdier infâme qu’elle génère avec désinvolture, à la destruction du vivant qu’elle opère aveuglément, à la façon dont elle écrase et méprise les valeurs humaines les plus élémentaires. Je voudrais la quitter en silence, et vivre ailleurs, entouré de gens que j’aime, environné non pas de silence mais de bruits et de sons chéris : la musique, les oiseaux, le vrombissement des insectes, le souffle du vent, l’aboiement des chiens ou le meuglement des vaches qui montent au loin, des discussions entre ami·es, le chant d’une femme que j’aime et qui m’aime, des rires et des cris d’enfants délurés… Pour l’instant cela me paraît une chimère, mais j’espère qu’un jour tout cela sera devenu réalité.
« I don’t want to play anymore
What can I say?
I’m heading for the door »

