Eminem – « Lose yourself »

Je ne connais pas grand-chose au rap, et en tous cas quasiment rien à son histoire, à sa naissance et à ses premiers représentants, comme Public Enemy.

Je sais seulement que ça gêne pas mal de monde de voir le rap « récupéré » et incarné dans le grand public par un gamin blanc. Certes, Eminem, de son vrai nom Marshall Matters, a grandi dans une caravane à Detroit, avec sa mère alcoolique et droguée. Certes, il a été inscrit dans l’un des lycées les plus violents de la ville, où il était un souffre-douleur de choix pour les caïds. Il a puisé dans cette expérience une rage, une insolence, une énergie farouche avec laquelle il balance des flows démentiels de rapidité (sur son titre « Godzilla » , il a été flashé à 229 mots prononcés en 30 secondes)… Mais voilà, il reste et il restera à jamais un petit blanc. D’ailleurs, le titre du film et de la BO dans lequel on trouve ce morceau est tiré de 8 Mile Road, une route qui trace une frontière assez nette au sein de la ville de Detroit entre les quartiers noirs et les quartiers blancs.

De fait, il y a bien des raisons de penser que le succès d’Eminem, le fait qu’il soit à ce point associé par le grand public à la catégorie rap, au point d’apparaître comme l’un de ses principaux représentants, tout cela relève d’une forme de détournement ou d’imposture.

Par exemple, « Lose yourself » a été récompensée en 2003 par un Oscar de la meilleure chanson remis par Barbra Streisand. En 2020, ce titre a même déclenché une standing ovation au sein du public habituellement compassé de la cérémonie des Oscars. Voir les actrices de Star Wars (Kelly Marie Tran) ou de Wonder woman (Gal Galdot) se dandiner sur un tel titre, puis Leonardo Di Caprio applaudir debout, ça a quelque chose d’assez ridicule ou déplacé, en effet. Dernière chose: au jour où j’écris ces lignes, je vois qu’Eminem a vendu plus de 225 millions d’albums dans le monde. Bref, on est loin ici de la marginalité et de la radicalité des débuts du rap. Mais qui ça étonne ? C’est l’histoire de la musique, surtout depuis qu’elle est aussi une industrie…

Alors je vais passer sur ces querelles de puristes, et dire tranquillement ce que je pense d’Eminem et de « Lose yourself » . Pour le chanteur: ce n’est sans doute pas un type très recommandable, comme en témoigne les textes souvent misogynes et homophobes de ses jeunes années, quand il était encore tout entier englué dans une rage sourde. Mais ce qu’il y a sous ce vernis, à savoir son parcours, son évolution, son hypersensibilité, tout cela me parle et me touche. Je crois que quand on se trompe de colère, c’est toujours, au fond du fond, à cause d’un coeur blessé. Quant au morceau, je l’ai toujours trouvé dingue de fougue, d’énergie et de combativité. J’adore le rythme martial et inflexible de la musique et du flow (la voix est totalement partie prenante de la section rythmique), la ligne de guitare binaire et volontaire, et surtout l’interprétation rageuse d’Eminem, qui crache son texte littéralement comme si ça vie en dépendait.

« Lose yourself » est le point culminant du film « 8 mile » , qui raconte l’histoire d’un petit blanc de Detroit qui se voit offrir une occasion aussi inespérée qu’unique de percer dans le rap, qui meurt de trouille de monter sur le ring et d’être laminé, mais qui y monte quand même, vaille que vaille.

Que faire quand on est intimement convaincu que l’histoire ne repassera pas le plat, mais quand en même temps on a peur d’échouer lamentablement, d’autant plus qu’on semble n’avoir aucune chance ? Renoncer prudemment ? Battre en retraite ? Rentrer dans le rang ? Eminem, lui, choisit de foncer droit devant lui, tel un tank ou un bison furieux et déchaîné que rien ne pourra arrêter. « Success is my only motherfuckin’ option – failure’s not » . Je ne sais pas si c’est du courage ou de l’inconscience, mais je suis admiratif.

On en a souvent besoin de petits trucs pour ne pas se liquéfier devant un défi qui paraît trop grand. Quand ça m’arrive de ressentir une impression d’impuissance ou d’écrasement, je repense parfois à Eminem, à sa casquette, son bonnet ou sa capuche, à sa façon de s’agripper au micro, à sa gestuelle et à son flow implacables, et à la hargne avec laquelle il jette toutes ses forces dans la bataille.

« Lose yourself » , c’est une chanson pour partir à la guerre, et c’est pour ça que je l’aime tant.

« You only get one shot, do not miss your chance to blow

This opportunity comes once in a lifetime »

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