Depuis trente ans, j’écoute très souvent l’oeuvre pour piano de Maurice Ravel (dont je possède deux versions, celle de Samson François et celle d’Alexandre Tharaud), ainsi que sa musique de chambre.
Avec Debussy, Fauré et Satie, Ravel fait partie de ces compositeurs français dont je suis absolument conquis par la délicatesse, l’inventivité, la sensibilité, par leur goût pour le mystère, le jeu, la surprise… Pour le peu que j’en connais, il me semble que la musique dite « classique » reste habituellement à l’intérieur des règles très strictes qu’elle s’impose, et du coup je la trouve parfois assez corsetée, étriquée, en tous cas redondante. Par contraste, la musique des compositeurs français du tournant du XXème siècle me paraît étonnamment moderne, libre et diverse, et elle offre aux musiciens carte blanche pour exprimer toutes les facettes de leur personnalité.
À nous l’écoutons, c’est aussi une musique qui nous permet de nous projeter dans des espaces-temps qui nous sont propres, en fonction de notre histoire, de nos souvenirs, de notre imagination…
Pour être plus précis encore, mes deux compositeurs préférés (Debussy et Ravel) font partie de ce que certains musicologues appellent la « musique impressionniste » – une musique sophistiquée qui, par un jeu subtil sur la tonalité et la modalité, s’efforce d’évoquer des lieux, des moments, des couleurs, des souvenirs, bref des « impressions » .
Chez Ravel, cet aspect impressionniste apparaît déjà dans le nom de ses compositions (« Gaspard de la nuit » , « Une barque sur l’océan » , « Jeux d’eau » , « Oiseaux tristes » , « La vallée des cloches » , « Le tombeau de Couperin » …), qui est souvent en lui-même une invitation à la rêverie, à la méditation, à la divagation mélancolique, à la contemplation d’un lieu, d’un paysage, d’un animal, d’une activité…
Il est encore plus évident dans le contenu de ses oeuvres. Par exemple, quand j’écoute « Gaspard de la nuit » , je me sens comme téléporté aux côtés de Raboliot (le héros braconnier du roman de Maurice Genevoix que j’ai lu très jeune): je le suis posant des garrots à la nuit tombante, filant dans les herbes folles, sautant par dessus un ruisseau, attentif aux animaux qui animent une clairière sous la lumière de la lune, cueillant au passage des fruits sauvages ou des champignons… De même, quand j’écoute certains passages de « La mer » de Debussy, surgissent souvent en moi une scène de la trilogie marseillaise de Pagnol où (dans mes souvenirs en tous cas) la barque Marius est ballottée par les vagues. Quelqu’un d’autre, en écoutant ces œuvres, se sentira emporté tout à fait ailleurs, et c’est tant mieux.
J’adore la musique de Ravel parce qu’elle est éminemment sensuelle et frémissante de vie, et (il faut le préciser) d’une vie en lien avec la nature, avec les éléments, l’eau, le vent, la lumière, et avec le vivant qui la peuple, le plus superbe comme le plus humble. Ravel a d’ailleurs composé cinq mélodies inspirées par les Histoires naturelles de Jules Renard (par exemple celle du cygne, « Il glisse sur le bassin… » , et celle du grillon, « C’est l’heure où, las d’errer… »).
Si j’ai beaucoup écouté ses compositions pour piano, en revanche je connais assez mal l’œuvre orchestrale de Ravel, mis à part le Boléro bien sûr, et la splendide « Pavane pour une infante défunte » .
Mais grâce à Elodie, j’ai récemment redécouvert ce concerto pour piano, qui est une merveille de poésie musicale.
Ce concerto commence par une longue introduction au piano, dans laquelle la mélodie est si riche et si inventive qu’on la croirait inventée en direct par la pianiste Martha Argerich. Moi qui vénère littéralement le morceau « Peace piece » de Bill Evans (que j’ai partagé dès le deuxième jour de cette playlist), j’entends très clairement dans le début de cet adagio pourquoi beaucoup de jazzmen ont exprimé de la reconnaissance et de l’admiration pour Maurice Ravel, et pourquoi en retour celui-ci se disait fasciné par certains pianistes de jazz comme Art Tatum.
À 2’46, une flûte traversière aérienne émerge, entraînant à sa suite une petite partie de l’orchestre, principalement les cordes et quelques bois. Après une première montée en puissance, le calme revient et le piano, qui s’était tu, reprend la parole, cette fois-ci accompagné notamment du basson avec qui il expose un duo magnifique. Et puis l’orchestre revient, avec plusieurs crescendos suivis de moments d’apaisement… Tout du long s’élancent de longues phrases de piano, langoureusement enlacées avec celles jouées par le cor anglais, ou le basson, ou la flûte…
Cet adagio est une œuvre éblouissante, et la pianiste qui l’a joué lors de sa création en 1932, Marguerite Long, a raconté ainsi l’émotion qui l’a prise lorsqu’elle a lu ce mouvement pour la première fois: il était « d’interprétation difficile » , si exigeante que pour le jouer au mieux, les indications de Maurice Ravel, pourtant très précises, ne suffisaient pas… si bien que « c’est à son cœur qu’il faut demander conseil » .
C’est aussi à son coeur qu’il faut faire confiance pour apprécier cette sublime rêverie mélodique. Je souhaite au vôtre d’y prendre autant de plaisir que le mien!