Umberto Giordano – « Andrea Chénier » , « La mamma morte » (Maria Callas) – BO de « Philadelphia »

Voilà un air que beaucoup de gens connaissent même s’ils n’ont jamais écouté d’opéra, car c’est le morceau de bravoure de la BO de « Philadelphia » , le premier film hollywoodien ayant abordé de front le thème du SIDA, en 1993.

Dans le film, Andrew, l’avocat joué par Tom Hanks, est licencié sous prétexte qu’il est atteint du SIDA. Dans l’une des dernières scènes, il prépare sa plaidoirie avec un ami en écoutant cet air chanté par Maria Callas, qu’il se met soudain à commenter dans un long monologue. Il souffre beaucoup et il a compris qu’il est condamné à une agonie douloureuse, mais l’écoute de ce chant lui apporte un sentiment de paix et de délivrance.

Dans l’opéra d’Umberto Giordano, l’aria « La mamma morta » (« Ils ont tué ma mère » ) est chantée par le rôle principal de Madeleine de Coigny. Madeleine raconte ici que pendant la révolution française, des émeutiers ont mis le feu à sa maison et que sa mère a péri brûlée dans d’atroces souffrances – le genre de formule toute faite destinée à banaliser un réel trop insupportable.

Dans « Philadelphia » , Andrew s’identifie à cette maison en flammes et il explique à son ami, de façon allusive et subtile, que si lui aussi est ravagé par la maladie, si son corps meurtri est en passe de s’effondrer, son âme restera jusqu’au bout belle, vivante et généreuse (d’ailleurs il commence la discussion en évoquant le legs qu’il souhaite laisser à des œuvres caritatives). Mieux encore, il exprime clairement que c’est du malheur que naît l’amour le plus pur et le plus profond, celui qui n’attend rien en retour – et lui-même sait très bien que vu l’avancement de sa maladie, il n’aura plus le temps de recevoir grand-chose en retour de ce qu’il offre.

Ce monologue d’Andrew entrelace un commentaire musical et une réflexion méditative sur le sens qu’il veut donner aux moments qu’il lui reste à vivre: « Écoute, le berceau de ma naissance est en flammes. Je suis ça. Tu entends la douleur dans sa voix, tu entends sa souffrance, Joe ? C’est là qu’arrivent les instruments à cordes, soudain tout change. La musique devient pleine d’espoir et là, ça change encore – écoute, écoute, j’apporte le malheur à tout ce qui m’aime. Oh! Ce solo de violoncelle. C’est au sein de ce malheur que l’amour est apparu. Une voix se leva pleine de vie. Elle dit: vis encore. Je suis la vie. Le ciel est dans tes yeux. Ne vois-tu autour de toi que poussière et malheur ? Je suis la force céleste. Je suis le péché. Je suis le dieu qui vient du paradis sur la Terre pour faire de la Terre un paradis, car j’ai en moi l’amour, car je suis l’amour. »

La leçon qu’Andrew tire et transmet de cette aria, c’est que même en proie au malheur, à la souffrance et à la mort, il reste possible de jouir de la beauté, de garder le désir de vivre, et de transmettre de l’amour autour de soi.

Ce que ne savent pas celles et ceux qui ont vu « Philadelphia » sans écouter « La mamma morte » en entier, ou qui ne parlent pas l’italien, c’est que le texte de cette aria est quand même moins apaisant que la lecture qu’en donne Andrew.

Certes, vers la moitié de l’aria, Madeleine témoigne de la révélation que lui a apporté l’amour, en la personne du poète Andrea Chénier dont elle est éprise:

« Et c’est dans cette douleur

que l’amour est venu à moi.

«Tu dois continuer à vivre! Je suis la vie!

D’une voix si douce il a murmuré:

Le ciel est dans mes yeux!

Tu n’es pas seule.

Ma poitrine séchera tes larmes

Je marcherai à tes côtés et supporterai tes malheurs avec toi.

Souris et espère! Je suis l’Amour!

Ce qui m’entoure n’est-il que sang et boue ?

Je suis le divin! Je suis l’oubli!

Je suis le dieu qui vient du paradis sur terre

pour faire de la terre

un paradis.»« 

Mais dans l’opéra d’Umberto Giordano, Madeleine ne semble pas avoir été aussi transportée et apaisée qu’Andrew à l’écoute de cet air. Plus précisément, l’amour auquel elle s’est abandonnée toute entière ne l’a pas sauvée du malheur. Prête à tout pour sauver son amoureux alors qu’il a été arrêté et condamné à mort, elle parvient à soudoyer un gardien pour le rejoindre dans sa cellule, et elle monte à ses côtés dans la charrette qui les conduira tous deux jusqu’à la guillotine. Les derniers mots de l’aria ne respirent pas spécialement la sérénité:

« Et l’ange a volé jusqu’à moi, m’a embrassé

d’un froid baiser mortel.

Ce corps moribond est mon corps!

Prends-le donc.

Car je suis déjà morte!« 

Pour ma part, je dois dire que quand j’écoute « La mamma morte » , chantée par la voix surnaturelle de la divine Maria Callas, ce qui l’emporte, c’est plutôt le côté pathétique.

L’aria commence dans le registre grave et sur un tempo lent. Après une longue montée en puissance, le tempo s’accélère par petites touches, comme si Madeleine ne pouvait retenir ses sanglots étranglés (par exemple à 3’33). Vers la fin, le chant s’élance puissamment, à 3’40 puis à 4’11, avec le soutien de tout l’orchestre, et à 4’28, une stupéfiante envolée dans le suraigu confère à cette aria un lyrisme incandescent. Tout cela me donne plutôt l’impression que Madeleine n’a pas réussi à admettre la fatalité, le scandale atroce que c’est de voir quelqu’un qu’on aime englouti par la mort, qui plus est quand elle est si violente…

Peut-être cette impression est-elle due à l’interprétation de Maria Callas ? Sa rivale de toujours, Renata Tebaldi, a ainsi décrit la différence entre elle-même et Maria Callas: « En scène, j’étais seulement sincère, je pleurais pour de vrai, là où elle faisait une grande recherche théâtrale et des compositions grandioses. C’était une grande tragédienne, mais qui ne touchait pas la sensibilité de manière aussi directe que moi. »

Je ne connais pas assez l’opéra pour savoir si la divine, comme le laisse entendre Renata Tebaldi, en faisait des tonnes dans le registre tragique.

Toujours est-il que sur moi, cela fait son effet: je ne peux pas écouter attentivement « La mamma morte » sans être saisi de stupeur et d’effroi par la douleur dont cette aria témoigne.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *