L’oeuvre que je partage ce soir est un splendide chant grégorien du IXème siècle que j’écoute souvent, avec une espèce de fascination en pensant aux siècles qui nous en séparent.
Dans la Grèce classique, le mot sibylle désignait une prophétesse choisie par les dieux pour adresser leurs révélations aux humains. Le christianisme a repris cet héritage dans plusieurs textes décrivant l’annonce de la prochaine naissance de Jésus-Christ et l’avènement du Royaume de Dieu qui s’en suivra. Dès le IIIème siècle, on trouve la trace d’un texte intitulé « Le chant de la Sibylle », qui est cité par l’empereur Constantin lors du concile de Nicée, et qui sera repris dans les écrits de beaucoup de théologiens (dont la « Cité de Dieu » de Saint-Augustin).
À partir du IXème siècle, un peu partout en Europe du sud, on a commencé à célébrer à chaque Noël un « chant de la Sibylle ». La tradition sera interdite par l’Inquisition à partir de 1666, mais il continua à être chanté un peu partout, jusqu’à ce que l’interdiction soit levée.
Le texte de ce chant, rédigé en latin, a des accents tragiques et déchirants, car c’est de la fin des temps qu’il est question: « Iudici signum tellus sudore madescet« , cela signifie « Le signal du Jugement: la Terre sera baignée de sueur« . Tout au long du chant, ce premier vers revient à treize reprises en alternance avec treize couplets, dont certains assez terrifiants: « Un grand feu descendra du ciel / Mer, sources et rivières, il brûlera tout« .
La musique sur laquelle sont posés ces vers est répétitive, avec le même même dessin mélodique qui s’impose inlassablement, une même intervalle de quinte ascendante qui revient au début de chaque strophe. Il m’a été très difficile de choisir un air plutôt qu’un autre: je les ai tous écoutés beaucoup pour essayer de les « départager », mais celui que j’ai finalement choisi n’est peut-être pas celui que j’aurais retenu la veille ou le lendemain. Sur la durée, j’ai pu éprouver à quel point ce côté répétitif, lancinant, dépouillé, austère, donne une impression d’harmonie, de magie, de communion avec quelque chose de plus grand que nous, d’éternel, de massif et insubmersible.
Sur le plan musical, la variété du chant de la Sibylle provient beaucoup des voix, bien sûr. Au début de chaque air, on entend une voix de soliste, qui a longtemps été celle d’un jeune garçon quand les temples étaient interdits aux femmes, et qui est maintenant le plus souvent une voix féminine. Dans la version que je partage, c’est la voix céleste, fervente et habitée de la cantatrice catalane Montserrat Figueras, dont les aigus donnent l’impression de s’envoler vers les étoiles, comme pour confirmer que c’est l’au-delà qui porte un message à travers elle. Quant aux refrains, ils sont chantés à trois ou quatre voix qui suivent chacune une mélodie différentes (quelle modernité dans ces polyphonies!), et qui sont contenues par un choeur d’une délicatesse infinie et d’une intensité stupéfiante (la façon dont les voix s’enflent et s’envolent à 1’16 est d’une magique perfection).
Les rares sources disponibles sur le chant de la Sibylle attestent qu’il était joué avec la participation de quelques musiciens, mais on ne sait pas forcément très bien de quels instruments il s’agissait, d’autant plus que chaque région avait sa propre version. Dans cette interprétation, le chef d’orchestre Jordi Savall choisit un accompagnement de lyre et de flûte (dans certaines versions c’est plutôt un orgue ou un oud, sorte de luth arabe). Il ne s’agit pas d’une récitation totalement fidèle à une partition originale (dont on ne dispose pas), mais d’une re-création, qui vise avant tout à offrir un écrin musical pour mettre au mieux en valeur la messagère (à la Sibylle) et son message.
L’enchantement que tout cela procure ne doit pas faire oublier que cette œuvre est d’une grande gravité, comme le rappellent d’ailleurs les coups de tambours et les trompettes qui clôturent l’oeuvre. Le tonnerre qui frappe pour finir annonce un « monde d’après » décrit comme enchanteur et salvateur (l’apocalypse, c’est littéralement le dévoilement du Royaume), un monde dans lequel les justes recevront ce qu’ils méritent (« Le jour du jugement, / ceux qui auront bien servi seront récompensés« ). Mais en attendant, durant l’effondrement de ce monde-ci, c’est le tourment et l’angoisse qui dominent.
C’est peut-être aussi pour cela que cette oeuvre me trouble tant, pour la lecture écologiste que l’on peut en faire aujourd’hui. Depuis que cette apocalypse est annoncée dans l’Ancien Testament, une bonne centaine de générations d’humains l’ont attendue au tournant, s’y sont préparés, l’ont espérée parfois, tout en la craignant. Jusqu’à présent, tous ont été déçus ou soulagés, car rien de ce qui était annoncé ne s’est produit.
Mais aujourd’hui, une apocalypse d’un autre genre est d’ores et déjà en train de se dérouler, et celle-là est parfaitement documentée, constatable matin et soir: c’est l’anéantissement jusqu’ici inexorable du vivant.
Alors le message du chant de la Sibylle n’a jamais été aussi dramatiquement présent, à condition de ne pas lever les yeux vers le ciel mais de regarder ce qui se passe ici bas: l’impudeur, l’insouciance et la brutalité avec laquelle les humains (certains humains en tous cas) ont tendance à considérer, à exploiter et à détruire la nature, à la considérer comme une simple pourvoyeuse de bien-être dans laquelle on peut piocher sans vergogne, et que l’on peut ravager de plus en plus vite.
Que l’on soit croyant ou non, il y a quelque chose de terriblement poignant dans la douleur et la gravité du chant de la Sibylle: il nous parle de la destruction du monde, et c’est peut-être plus prophétique que jamais…
« Le soleil perdra sa clarté,
s’assombrira et se voilera,
la lune ne donnera plus de lumière,
et le monde ne sera que tristesse. »