Sinéad O’Connor – « I do not want what I haven’t got »

Le deuxième album de Sinéad O’Connor a été un immense succès (il a été le plus vendu de l’année 1990), et même le seul de toute la carrière de l’irlandaise. Pourtant il contient plusieurs morceaux qui sont aux antipodes des formats tubesques que privilégient les radios.

C’est le cas de cette chanson impressionnante qui donne son titre à l’album: « I do not want what I haven’t got » est une longue méditation chantée a capella, qui nous donne précisément la sensation d’être dans une chapelle, à quelques pas de Sinéad, à un souffle de la moindre de ses respirations.

J’ai écrit que cette méditation est « chantée » , mais je devrais plutôt dire qu’elle est récitée, ou psalmodiée, car il n’y a ni couplet, ni refrain, juste une mélodie unique qui revient sur la totalité des vers. En réalité il ne s’agit pas vraiment d’une chanson, mais plutôt d’une sorte de psaume mis en musique.

Dans son autobiographie (Rememberings, 2021), Sinéad O’Connor a raconté qu’elle a écrit ce texte après avoir rêvé de sa mère décédée. Elle vouait à celle-ci une véritable haine, et franchement on peut la comprendre: profondément instable, cette femme faisait vivre ses enfants dans un taudis sombre et malodorant, elle les punissait en leur faisant passer la nuit dans le jardin, elle provoquait parfois des accidents de voiture pour leur faire peur… Sinéad, qui était la troisième d’une famille de cinq enfants, était sa souffre-douleur préférée: elle la battait, elle l’accusait d’être la cause du départ de son père, et elle se livrait sur elle à des attouchements particulièrement pervers (« Elle me retirait mes vêtements et s’en prenait violemment à mon sexe, le torturant, lui crachant dessus » ). Bref, la petite Sinéad a vécu un véritable enfer.

Un jour où la chanteuse irlandaise passait dans un late show américain, le présentateur lui a demandé de fermer les yeux et de dire quelle était la première chose qui lui venait à l’esprit à propos de sa mère, et elle en a dressé une longue et abominable description conclue par « Elle puait le mal » . Et quand le présentateur lui a demandé « Qu’est-ce que vous aimez quand même chez elle? » , elle a répondu comme un cri du cœur: « Qu’elle soit morte » . Trahissant son intense culpabilité, Sinéad a quand même ajouté: « J’aurais voulu l’aider avant, la réconforter, la materner, lui dire que je l’aimais. Elle me manque terriblement. » Et après un long blanc, les yeux toujours fermés, elle a laissé tomber cette sentence à glacer le sang: « C’est pour ça que je suis suicidaire. » Ce dialogue a quelque chose de bouleversant, car on y lit bien comment même à l’âge adulte, et même quand on croit avoir surmonté ou « dépassé » ses traumatismes d’enfance, on reste un petit garçon ou une petite fille qui tremble de terreur et de colère à l’idée d’être à nouveau violenté·e, humilié·e ou abandonné·e.

Toujours dans son autobiographie, Sinéad O’Connor écrit la phrase suivante: « Même si j’avais été la fille de Joseph et Marie, ou bien si j’avais grandi dans la petite maison dans la prairie, j’aurais de toutes façons fini complètement cinglée. » En entendant ces mots dans la très belle série de podcasts que lui a consacré Michka Assayas, j’ai ressenti beaucoup de peine pour elle: quelle tristesse de ne pas réussir à faire le lien pourtant si évident entre les maltraitances qu’elle a subies et le désastre affectif qu’a été sa vie. Sinéad O’Connor fait partie de la trop longue liste de personnes qui se sont acharnées toute leur vie à essayer d’expliquer l’inexplicable, de justifier l’injustifiable, de pardonner l’impardonnable…

Et malheureusement, le résultat a été le même pour elle que pour toutes les personnes qui n’ont pas pas eu la possibilité de regarder en face, avec le plein soutien d’un bon ou d’une bonne thérapeute, le mal qu’on leur a fait: elle a passé sa vie à se saboter, à bousiller ses relations amoureuses, à foutre en l’air sa carrière, à envoyer bouler tout le monde (y compris les personnes qui l’avaient aidée), à changer à tout bout de champ d’idées, de convictions ou de croyances religieuses, et même de nom. En fait elle est restée scotchée à l’adolescence, mais à une adolescence ingérable et même carrément borderline. Ça devait vraiment être épuisant d’être dans sa tête. La maltraitance infantile est souvent un fardeau indigérable…

Dans cette chanson, c’est de sa relation épouvantable avec sa mère que parle Sinéad O’Connor. Dans le rêve qu’elle évoque dans ses mémoires, dit-elle, sa mère a reconnu qu’elle ne mérite aucun pardon et que ses enfants n’ont pas à se sentir désolés de ne pas éprouver la moindre envie de lui pardonner. Ce rêve semble l’avoir un peu apaisée, puisqu’elle dit en avoir tiré une leçon (« I have learned this from my mother / See how happy she has made me » ). Grâce à ce rêve, dit-elle, elle a puisé le courage de se lancer dans la vie sans peur ni hésitation (« So I’m walking through the desert / and I am not frightened although it’s hot » ), sans désirer ce qu’elle n’a pas (« I have all that I requested » ), sans se flageller de ne pas être la femme qu’elle pense devoir être (« You must not try to be too pure » ).

En écoutant ces phrases simples, chantées par Sinéad d’une voix douce, claire et paisible, j’ai une impression de sérénité, celle-là même qui parcourt le merveilleux psaume 23 (« Le Seigneur est mon berger / Je ne manque de rien / Sur des prés d’herbe fraîche / il me fait reposer » ).

Mais si ce morceau m’émeut tant, c’est parce que je sais quel est le décalage gigantesque entre ces phrases apparemment sereines et la vie tumultueuse et abominablement malheureuse de Sinéad O’Connor, entre la belle apparence de l’échafaudage qu’elle s’est construit pour se protéger et la fragilité de l’édifice branlant qu’il soutenait. . Cette femme vulnérable, sincère et écorchée vive n’a vécu que de trop fugaces instants de quiétude. « I do not want what I haven’t got » en est un, superbe et déchirant.

« I have water for my journey

I have bread and I have wine

No longer will I be hungry,

for the bread of life is mine »

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