Jean-Louis Murat, « Paradis perdus »

En 1991, Serge Kaganski a écrit dans les Inrockuptibles l’une des analyses que je trouve les plus justes à propos de Jean-Louis Murat: « On n’entre pas dans un disque de Murat comme dans un moulin. Il y a, c’est clair, passage de frontière, plongée dans un autre élément, franchissement de col, signe tangible de l’entrée dans un univers différent. »

C’est exactement l’impression que j’ai eue lorsque j’ai écouté pour la première fois une chanson de Murat. C’était celle que je partage ce soir: la première chanson de « Cheyenne autumn » (1989), un album que j’avais acheté sans avoir en jamais écouté la moindre seconde (eh oui, ça pouvait se passer comme ça avant Internet et ses plate-formes musicales), parce que Télérama en avait dit du bien et parce que j’avais été séduit par la pochette et par quelques titres.

En posant le CD dans la platine, je ne savais pas du tout ce qui m’attendait. En guise de morceau d’ouverture, j’ai d’abord entendu un peu plus d’une minute de sons variés et incongrus, pour la plupart enregistrés en pleine nature ou recréés au synthé: un clapotis d’eau qui tombe goutte à goutte dans une grotte, des coassements, des cris étranges d’on ne sait quel oiseau imaginaire, des grincements impossibles à identifier… Quand même aussi un peu de notes d’instruments de musique, mais si peu, et si allusives: quelques touches de piano, de courtes plaintes à l’harmonica… Et au bout d’une minute, le silence s’installe.

En soixante secondes de mystérieux voyage sensoriel, totalement dénué de mélodie, Jean-Louis Murat a signalé qu’ici, c’est chez lui, et que c’est un univers radicalement distinct de la « normalité » dans laquelle l’essentiel de son public est englué. Le passage de frontière est si tranchant que sur les plate-formes musicales, cette introduction est devenue une plage à part entière, intitulée « Les animaux » .

La deuxième partie de ce morceau introductif, « Paradis perdus » , démarre soudain par une boîte à rythme typiquement eighties et se prolonge dans le plus pur style que Murat affectionnait alors, et que j’aime tant: des nappes de synthés qui avancent et enflent comme le brouillard sur les coteaux du Sancy, des petits gimmicks électro, et un harmonica à qui il semble avoir été donné pour mission de me tordre le bide.

Si j’ai été instantanément capturé par Murat en écoutant pour la premier fois cette chanson, c’est aussi pour la poésie parfois simplement sublime de sa plume, et pour la profondeur avec laquelle il exprime sa mélancolie et son amour de la nature.

Côté mélancolie, les images convoquées sont éloquentes et poignantes: ça parle de « paradis perdus » , de « mammifère déchu » , de « vies d’amour gâchées » , et plusieurs vers expriment une tristesse insondable, à coller le frisson: « J’ai une vie de chien / dans le règne animal » ; « Vois l’abondance est brutale, / quand on ne désire plus, / on crache le champagne, / on chante «Bouche que veux-tu» » …

Pour ce qui est de l’amour de la nature, les deux derniers vers de cette chanson disent tout de ce qui aura été, avec les femmes, la grande affaire de Murat durant toute sa vie: composer et jouer de la musique, et s’immerger dans le règne animal. Ces deux vers, pour anodins qu’ils soient, font partie de ceux qui me bouleversent le plus dans cette oeuvre sensible, organique et onirique…

« Je rêve d’une musique

pour tous les animaux »

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