Nichée au coeur de « Vespertine », le cinquième album solo de Björk, celui qui est mon préféré (c’est le troisième extrait que je chronique, et ce ne sera pas le dernier), cette poésie païenne est une chanson troublante et captivante, aux lignes mélodiques sinueuses et tarabiscotées, à l’orchestration subtile, délicate et tintinnabulante, au texte énigmatique, et dans lequel l’islandaise déploie toute sa palette vocale: une chanson de Björk, quoi!
Tout dans ce morceau, la musique comme le texte et le chant, illustre le mariage détonant du feu et de la glace, mais il faut dire que depuis qu’elle a entamé une carrière solo, l’oeuvre entière de l’ancienne chanteuse des Sugarcubes est bâtie sur cette alliance explosive des contraires, de la froideur et de la fièvre, des synthés et des violons, des scratches et des clochettes, du calme apparent en surface et de la lave qui couve et bouillonne dans les tréfonds, toujours prête à jaillir… Comme elle le dit magnifiquement dans « Joga » , celle des ses chansons que je préfère, Björk est une femme qui vit en permanence en état d’urgence, en permanence écartelée entre des émotions contradictoires et puissantes.
Le texte de « Pagan poetry » est assez obscur, plein de métaphores que ma maîtrise chancelante de l’anglais ne me permet pas de comprendre avec assurance. Cela parle d’une femme qui sous une apparence de simplicité et de candeur cache en elle le gouffre le plus sombre, qui tient à ses secrets mystérieux comme si son âme était une crypte inviolable (« This time, I’m gonna keep it to myself » ), qui espère une transmutation de la souffrance (« Pedalling through / the dark currents » ) en ivresse amoureuse (« I love him » )…
Quant au clip, il a été très controversé car il est lui aussi assez malaisant. Il est magnifique sur le plan formel, avec une alternance chaotique de plans où l’on voit Björk cadrée en plan serré, en train de chanter et danser, partiellement dénudée, et de plans où des parties son corps sont figurées en animation, et qui illustrent parfaitement la personnalité mouvante et insaisissable de la chanteuse. Mais ce clip contient aussi quelques images sulfureuses (il s’ouvre sur ce qui ressemble bien à une éjaculation, on voit aussi une aiguille s’enfoncer sous la peau), et même des images explicites et assez glauques de piercing, qui laissent penser que la robe de mariée qu’elle porte a été cousue à même sa peau. Comme toujours chez Björk, on ne sait pas trop si l’intensité exprime de la douleur, du désespoir, de l’excitation ou de la joie, tant ces différentes dimensions semblent inextricablement mêlées…



Honnêtement, ce n’est pas du tout ce qui me plaît chez Björk : j’ai expliqué dans ma chronique de « Violently happy » en quoi cette vision inflammable de l’amour me paraît excessive, épuisante et insécurisante, aux antipodes de ce que je recherche et dont j’ai besoin.
Ce que j’aime le plus chez Björk, c’est quand elle se dévoile, oui, mais de façon apaisée, en chantant comme elle le fait tout au long de « Pagan poetry », c’est-à-dire de façon douce et rassurante, en soupirant autant qu’en chantant, même si à tout moment sa voix peut devenir rauque et puissante, exprimant alors quelque rage insoupçonnée.
Un peu avant la quatrième minute, Björk se met à chevroter légèrement dans un saisissant passage a capella qui surgit de façon aussi brusque qu’un jet de lave. En prononçant huit fois de suite une déclaration d’amour possédée et inflexible (« I love him » ), elle rend les armes et elle ouvre l’accès à son intimité et à sa vulnérabilité, sans plus rien contrôler. C’est alors, exfiltrée de l’hiver dans lequel elle a vécu le cœur congelé, délivrée de ses appréhensions et offerte à son amoureux (« He makes me want to hand myself over » ), débarrassée aussi du maniérisme qui est son péché mignon, c’est alors que Björk est la plus émouvante, parce qu’alors elle est connectée à elle-même et à son désir, parce qu’alors elle est aussi libre, aussi belle et aussi triomphante qu’un papillon fraîchement sorti de sa chrysalide.
« Morse coding signals
They pulsate,
they wake me up
from my hibernating »
 
			